– le suicide
Derrière le suicide assisté, et derrière son pendant particulier, l’euthanasie volontaire — ou « aide médicale à mourir » — se trouve le fait cru du suicide simple.
Que peut-on en dire ?
Dans chaque cas particulier, la motivation suicidaire demeure un mystère subjectif. Le nouveau terme « suicide rationnel » comporte, alors, un caractère fondamentalement oxymoronique, car l’essence de la rationalité, c’est-à-dire un accord obligé parmi des gens « raisonnables » n’existe pas : dans des circonstances identiques, deux personnes, également « rationnelles » choisirait différemment face au suicide, sans qu’on puisse expliquer pourquoi.
Pour la personne suicidaire il y a, peut-être l’attrait d’une porte de sortie. Pour la collectivité, cependant, de sortie il n’y en aura point. Quelles que soient les conditions préalables au suicide – quelles que soient les malaises, les drames, les pots cassés — la vie continue, et doit continuer dans l’absence du décédé.
L’absence…
Des enfants sans parent. Des parents qui plaignent la perte d’une enfant. Rare sont les cas de suicide où il n’y aurait pas de séquelles dramatiques — émotives, psychologiques, et souvent financières — suite à cet arraché soudain, et inaltérable, de la fleur de la vie.
– deux réactions sociales au fait de suicide : tradition et choix
De manière peut-être un peu simpliste, nous pouvons surtout dénombrer deux réponses philosophiques, adaptées au défi constant du suicide :
Premièrement, à partir de notre histoire, et de nos traditions gagnées dans l’évolution organique de notre espèce, nous avions développé un système de moralité objective. Ce qui voulait dire, surtout, que les gestes considérés odieux par l’ensemble des gens ordinaires furent condamnés, prohibés, et habituellement, punis ; la dérogation personnelle aux règles communes n’était pas permise.
Évidemment, jadis, le suicide pouvait avoir des effets très nocives dans un environnement évolutionnaire, des plus rudes, ou la survie du groupe dépendait, avant tout, de la persévérance inconditionnelle de chaque membre. Rien d’étonnant, alors, que le suicide se serait trouvé dans cette catégorie de gestes proscrits. Le sacrifice de soi, pour le bien du groupe, fut une chose noble et admirée, certes ; mais le simple abandon, devant la vie et ses responsabilités, ne le fut aucunement. Et c’est ainsi que les gens disaient « Le suicide est mal », de la même façon qu’ils auraient pu dire « le ciel est bleu ». Pour eux, il s’agissait d’un fait objectif.
En conséquence, les tentatives de suicide étaient illégales et punissables ; les suicides réussis furent punis avec la profanation des dépouilles et la confiscation des biens. Et devant le fait imminent, nous nous efforcions, non seulement à raisonner avec l’individu hésitant, qui menaçait de se projeter en bas du pont, mais aussi à empêcher son geste de force ; tandis que l’assistance au suicide, elle, fut catégoriquement exclu, légalement défini en homicide.
Par contre, il y a une deuxième souche philosophique, qui championne, en toute circonstance, la volonté subjective de l’individu. Et vu son importance dans les transformations sociales que nous connaissons (incluant dans notre matière choisie de suicide assisté) je détaillerai quelque peu, dans la suite du texte, la nature de cette moralité de choix, avec référence aux épisodes pertinentes dans notre histoire récente, telle la défaite de la Prohibition, le refus du service militaire, le divorce, l’avortement, l’homosexualité non-dissimulée, et aussi, l’usage plus ou moins ouvert de drogues récréatives. Il serait, à mon avis, impossible de surestimer l’influence de cette idée, tant radicale, voulant que l’individu, seul, soit l’unique juge, légitime, de la moralité de ses comportements personnelles, ou, comme chantaient avec tant d’entrain les Animals (1965, Roger Atkins et Carl D’Errico) « It’s my life and I’ll do what I want ».
– la décriminalisation du suicide
C’était dans cet esprit que le suicide fut décriminalisé, au Canada (1972). Il fut également postulé que la décriminalisation puisse sécuriser les survivants de suicides ratés ; les encourager à s’identifier, et à chercher l’assistance nécessaire ; ce qui pourrait, possiblement, réduire l’ampleur du problème. À partir de cette date, donc, il n’y avait plus de pénalité criminelle ni pour la tentative, ni pour le fait.
Cette décision fut coïncidente, d’ailleurs, avec un plus grand mouvement vers la « désinstitutionalisation » par laquelle les malades mentaux furent libérés, ou (selon les préjugés du témoin), simplement éjectés du system d’asile. Ces gens n’étaient plus protégés de force ; mais furent renvoyés dans la population générale, pour y faire, essentiellement, à leur tête. Devant ces faits, on pouvait soutenir la thèse libertaire : que la dignité humaine et l’autonomie personnelle des malades furent respectées ; que la séquestration — parfois dans des conditions de cruauté inquiétantes — fut évitée ; et que des ressources publiques importantes furent épargnées. Mais on pouvait également prétendre que la société eût failli dans son devoir de fournir des solutions modernes, scientifiques et humanitaires, aux défis de la maladie mentale ; qu’on eût refusé d’y accorder des ressources proportionnelles à l’importance du phénomène ; qu’on eût contribué, ainsi, à la continuation de la souffrance et de la mortalité — autant évitable que largement répandue — parmi les souffrants des maladies mentaux. Ces deux arguments coexistaient à l’époque ; et ces deux arguments coexiste toujours.
Toujours est-il, que cette décriminalisation du suicide simple puisse servir d’exemple édifiant sur l’opération de la morale subjective franchement appliquée (à l’encontre directe de ce que nous observons aujourd’hui dans la mise en place confuse de l’euthanasie) : car selon la forme retenue à l’époque, ni les citoyens individuels, ni l’État, ne se trouvaient moralement compromis dans la validation du geste mortel (outre le fait d’accepter passivement son accomplissement). Au contraire, les individus — et l’État — conservaient, en vertu d’un choix subjectif diffèrent mais également légitime, tout leur droit de désapprouver et de combattre le fléau du suicide (lutte à laquelle grand nombre se sont montrés effectivement d’accord, par la suite, pour y consacrer des ressources considérables). Cependant, à travers la logique subjective –en vertu d’un respect envers d’autrui, et même d’un respect dans le différend –le droit au suicide fut admis. Désormais, tout certitude d’opinion à ce sujet relèverait de la préférence personnelle. Et c’est ainsi qu’au sein de la société canadienne, aujourd’hui, le suicide ne soit ni bien, ni mal ; ou au moins, pas de la même manière que le ciel soit bleu : le suicide serait bien ou mal, au choix, selon les préjugés de la personne avec laquelle nous nous entretenons.
Pourtant, cette situation ouvrit des questions pointues, de discrimination et de justice, à l’égard des personnes qui auraient bien voulu se suicider mais qui n’en fussent pas capable, physiquement (ou peut-être psychologiquement) d’accomplir, sans aide, leurs desseins fatals
Qu’en est-il, alors, de ces personnes ? Que fait-on de leur droit de faire ce qu’elles veulent bien faire ? En somme : s’il fallait accepter le suicide simple, qu’en serait-il du suicide assisté ?
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