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octobre 2019 - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

Chapitre : La fragilisation accrue du statut social de la personne handicapée, malade et dépendante, suite à la légalisation de l’euthanasie (aide médicale à mourir)

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle – Section I : Le vécu des personnes handicapées, malades et mourantes — Chapitre : La fragilisation accrue du statut social de la personne handicapée, malade et dépendante, suite à la légalisation de l’euthanasie (aide médicale à mourir)

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Tracy Latimer (1980 – 1993) avec son père, Robert, qui fut éventuellement condamné pour meurtre au deuxième degré ; trouvé coupable d’avoir asphyxié Tracy en dirigeant les gaz d’échappement de son automobile vers la cabine scellée où il l’avait attaché. 73% des Canadiens croyait (1999) que la peine de Robert Latimer eût dû être réduite, par compassion, due aux « circonstances ». Pourtant, les groupes de défense des droits de la personne handicapée soutenaient, unanimement, la thèse contraire : que le meurtre d’un enfant handicapé soit un phénomène identique au meurtre de toute autre enfant. Le statut de la personne handicapée reflet, depuis toujours, ce préjugé de la part de la majorité bien-portant, et la légalisation de l’euthanasie en fut l’aboutissement pratique.

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— De principes contemporains, très favorables à la vie des handicapés et autres personnes dépendantes

     De prime abord, il faudrait se rappeler que nous avons la chance inouïe de vivre dans une société imbue de principes théoriques admirables en ce qui concerne la valeur intrinsèque de la vie, et la protection de la personne. Ce sont, hors de la zone moderne du libéralisme démocratique, des principes entièrement inconnus dans l’histoire, ou dans la géographie, humaine.

     Dans nos chartes de droits communs se trouve spécifiquement mentionnés : et le droit à la vie, incluant le droit à la sécurité physique ; et le droit à la non-discrimination envers des gens présentant de déficits fonctionnels. Or, avec la combinaison de ces deux principes, le résultat ne peut être interprété autrement qu’en devoir ferme, de la collectivité, à protéger la vie de ses membres les plus vulnérables.

     Ce sont là, pour en souligner la signification humaine extraordinaire, des acquis gagnés dans deux millénaires d’évolution intense (de principes civilisationnels jamais vus avant, ni ailleurs) qui font partie d’un ensemble social lentement construit – arraché, pour vraie dire — de peine et de misère, dans le sang des peuples ; des acquis, donc, qui mériteraient d’être défendu avec la plus grande fermeté.

     Pourtant, c’est précisément dans cette matière, de protection collective, que la légalisation du suicide assisté, et de l’euthanasie, fait des torts qui peuvent être jugés incommensurables avec les bénéfices escomptés, puisqu’elle attaque  – directement et grièvement – la sécurité physique des personnes dont le besoin de protection s’est historiquement révélé le plus fort.

     Et encore plus fondamentalement : en précédent malheureux, cette légalisation se porte en faux contre le principe, même, de la protection de la personne ; car elle remet en question la prémisse originale de notre société : que toute vie humaine soit de valeur égale (dans sa dignité et devant la loi). Il s’ensuit, alors, que même les personnes qui pourraient rester impassibles, devant le sort des malades et des handicapés, devraient toujours lucidement s’inquiéter du fait que cette précédente puisse, éventuellement, s’affirmer au désavantage d’autres groupes également.

— nouvelle présomption de variation objective dans la valeur des vies : mériter ou ne pas mériter de vivre ; et dans l’estimation ou à l’avantage de de qui ?

     En essence, la logique objective, d’exceptions médicales à l’interdit du suicide assisté, présuppose qu’il existe des personnes tellement souffrantes, de par leurs maladies (ou de par leurs déficits physiques), qu’on doit — par reflex humanitaire — permettre, et même provoquer, leur mort. Ainsi, dans le vocabulaire précurseur de “mort dans la dignité”, se cachait à peine la présomption qu’il y aurait des personnes qui vivent, effectivement, dans un état de dégradation indigne telle que la mort serait préférable à leur survie. Et alors, nous vîmes émerger le suicide redéfini en bien, tant sociétal que personnel ; représentant la meilleure réponse aux critères exceptionnels invoqués.

     Mais dans l’urgence présumée d’agir, nous ne nous sommes pas suffisamment attardés, je soumets, à nous demander pour qui ces morts seraient préférables : qui les réclament et qui les désirent ? Car, tel que nous l’aurions signalé auparavant, ce ne sont décidément pas les bénéficiaires désignés de ce nouveau « droit » (sauf exception).

     En 1989, le Dr. Ram Ishay, Président de l’Association Médicale Mondiale, à l’époque (et adversaire constant de l’euthanasie), présenta les conflits inévitables d’intérêt dans les termes suivants : « La problème principale », disait-il « c’est de différencier ce qui soit vraiment fait pour le bénéfice du patient, et ce qui se fait pour le confort de la famille et de l’équipe soignante. De mises à mort peuvent se produire, non parce que le patient souffre, mais parce que celui qui soigne le patient ne se sent plus capable. » (Euthanasie : La pente glissante – WMJ Vol. 36, Numéro 3, mai-juin 1989, pg.  44-45).

     Pour les malades et les handicapés non-suicidaires, alors, il semblerait se dessiner une menace aussi sinistre que certaine.

— difficulté, pour la personne type, de revendiquer son droit de vivre, face à la normalisation des critères objectifs qui dévalorisent sa vie

     Or, qu’en est-il, au juste, de ces gens non-suicidaires (cette majorité écrasante de la clientèle) qui tombent, malgré eux, à l’intérieure des définitions retenues : de vie insupportable, dégradante, officiellement désignée comme pire que la mort ?

     Qu’est-ce que nous en faisons de leurs choix ?

     Et si, de nos jours, une personne — comme Gerald Godin, jadis — désirerait toujours continuer à vivre ? Comment pourrait-elle résister à ce poids, à cette agression psychologique ?

     Soyons franche : pour plusieurs, ce serait avec la plus grande difficulté, et peut-être pas du tout. Car de telles personnes, en plus de défis sévères imposés déjà par le sort, doivent aussi composer, maintenant, avec un regard social et institutionnel qui soient devenu — sous un couvert superficiel de compassion — fondamentalement négatif.

     Comme nous le verrons, tous les comportements humains, vus dans une perspective intuitive, sont évalués par référence avec des standards présumés de normalité. Alors, une fois que la société, forte des opinions d’experts — avec un caractère solennel égal à la finalité des gestes — ait décrété que telle ou telle catégorie d’individus vivent une réalité objectivement pire que la mort, la notion de la normalité serait inévitablement attachée à la décision suicidaire de ces derniers. Pire encore, tout individu semblable devrait normalement s’attendre, à ce que sa famille, ses amis (et très possiblement son médecin aussi) adoptent une attitude dans laquelle sa décision à lui — de terminer sa vie — serait attendue comme un aboutissement prévisible et normal.

       Encore une fois, Il faudrait souligner ici le caractère objectif du jugement. Cela dépasse de loin la notion de légitimité fondée sur un simple choix personnel (subjectif). Au-delà de la permission collective accordée à l’individu de se suicider, nos critères lui donneraient raison. Je répète : Non seulement permission de le faire en vertu d’un choix subjectif, mais raison, en vertu d’un critère objectif. Le mot « suicide » se trouve, d’ailleurs, officiellement banni aujourd’hui (et ce, après plusieurs décennies de discussions autour du « suicide assisté par médecin », dont les arguments furent subitement déclarés non à propos) car l’euthanasie (dit-on) ne tiens pas d’une logique suicidaire, mais d’une logique de soins médicalement indiqués, prescrit et effectué par le médecin, dans sa capacité de professionnel objectif !

     Nous sommes invités à pleinement apprécier, je soumets, dans cette supercherie linguistique effrontée, la véritable force, révélée, de l’objectivisation et de la normalisation.

     Dans cette optique, et sans aucun doute, nous assisterions bientôt (en fait nous y assistons déjà), à l’élaboration de modèles psychologiques de fin de vie dans lesquelles le suicide soit perçu comme l’expression saine et souhaitable de l’acceptation de la mort, tandis que l’entêtement à vivre, lui, serait perçu comme un symptôme de délusion et de dénie dans un contexte d’évolution personnelle inachevée. Et devant ces faits nous pouvions, je crois, facilement comprendre pourquoi tant de gens souffrant de maladies chroniques et d’handicapes lourdes furent (et sont toujours) si obstinément opposés à l’élargissement de la pratique du suicide assisté : et plus particulièrement, quand celle-ci serait couché dans des termes d’exceptions médicales à l’interdit.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : L’euthanasie et la clientèle – Section I : Le vécu des personnes handicapées, malades et mourantes — Chapitre : Des explications, des anecdotes, et un plaidoyer de l’auteur, au sujet de la volonté vitale exprimée par la clientèle, et leur rejet de l’option euthanasique)

Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie

À l’instar de la récolte planifiée, l’euthanasie utilitaire se recommande comme modèle pour gérer la mortalité humaine : commode, efficace, et rentable

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Partie A : Mise en matière

Chapitre 1 : Au-delà de la satisfaction du choix suicidaire

— Les tares propres à l’euthanasie : pourquoi s’en encombrer ?

     Le premier tome de cet ouvrage porte comme titre : « L’euthanasie et le choix ». Mais la leçon tirée de son étude, décevante et apparemment inéluctable, se trouve, plutôt, dans un constat franc de la nature fondamentalement oxymoronique de cette expression.

     Comme nous l’aurions stipulé, la mort choisie s’appelle le suicide. Nous pouvions, donc, parler de « suicide assisté », et même de « suicide assisté par médecin », mais cette médicalisation du suicide ne peut jamais comprendre l’euthanasie proprement dit. Car le médecin qui effectue l’euthanasie (quand ce terme serait correctement compris) n’agit pas en simple instrument du patient suicidaire. Ce médecin, au contraire, procède dans les règles de l’art médicale en effectuant un traitement, qui répond — selon son meilleur jugement en tant que scientifique objectif — aux indications cliniques présentées par le patient.

     Il s’ensuit que la volonté du patient n’a, véritablement, rien à y voir, sauf bien sûr, dans la mesure où tout patient ait le droit de refuser tout traitement. Alors, la circonstance possible, qu’un patient puisse refuser l’euthanasie proposée, ne change en rien le fait que le médecin aurait cru (selon son meilleur expertise objective) que l’euthanasie ait été, bel et bien, le traitement approprié dans tel cas, en principe et en général (proposition qui ouvre grande la porte logique vers un multitude d’effets secondaires que nous pouvions qualifier de regrettables).

     De manière plus détaillée, à travers les pages du premier tome, nous aurions découvert plusieurs raisons importantes pour éviter la médicalisation du suicide, ou à tout le moins, pour garder ce suicide médicalisé rigoureusement à part de l’euthanasie simple.

     Nous avons vu, d’abord, le vice général de logique qui consiste à prétendre justifier le choix subjectif, de suicide, en fonction de critères objectifs de la science médicale. Et en particulier nous aurions vu la menace sociale et physique qui pèse sur les personnes handicapées, ou malades, suite à la validation rétrograde des préjugés populaires préexistants concernant la valeur moindre de ces vies « indignes » (en raison de leur correspondance avec lesdits critères).

     Ensuite, nous avons indiqué la nature fallacieuse de l’espoir naïf voulant que la définition stricte de critères médicaux puisse limiter la taille éventuelle du phénomène suicidaire : car les critères ne seraient, en fait, que de simples compromis arbitraires de la politique ponctuelle, et l’évolution de ces critères suivrait surement le même cheminement, vers une liberté subjective complète, que nous aurions si récemment observé dans d’autres domaines de la liberté personnelle, tels le divorce, l’orientation sexuelle, ou encore l’accès à l’avortement (dont ce dernier nous fournirait, je crois, un exemple exacte du genre d’évolution, des balises médicales, auxquelles nous pouvions nous attendre face à l’euthanasie volontaire, dite « aide médicale à mourir »).

     Aussi, nous n’avions pas pu éviter, non plus, ce simple mais terrible constat : que nous ne pouvions pas, longtemps, refuser aux personnes qui ne sont pas capables de formuler de telles demandes (en raison d’âge, de démence, etc.), les bienfaits d’un traitement qui soit « objectivement indiqué » ; et alors, que la vie de toute cette classe de personnes serait menacée en conséquence.

     Finalement, nous aurions considéré les réserves (voir les refus) de conscience (personnelle et professionnelle) exprimées par un si fort pourcentage, des professionnels médicaux, devant l’imposition de ce mandat homicide ; nous avons examiné la perte sociale inestimable qui  accompagnerait ce rejet définitif des conclusions empiriques tirées de deux milles ans d’évolution dans la philosophie médical ; nous nous sommes inquiété, surtout, devant l’érosion dans la relation de confiance entre le médecin euthanasiste et les patients non-suicidaires (résultat inévitable de la répudiation de l’injonction hippocratique contre les interventions homicides) ; et nous avons  regardé, aussi, cette folie économique qui consisterait à exposer une ressource humaine, tant rare et dispendieuse, dans les personnes de nos médecins et infirmières, aux stresses et séquelles psychologiques indissociables du fait éventuel de tuer délibérément leurs semblables.

     Ce sont tous des arguments familiers, régulièrement articulés par ceux qui s’opposent à l’euthanasie et au suicide assisté. Et même si ce fut dans l’espoir de faire quelque chose d’utile que j’aie fait la répétition systématique de ces matériaux, je n’aurais jamais eu le sentiment de présenter, ici, quoi que ce soit de nouveau. Pourtant l’exposition de ces arguments fut nécessaire à la préparation de cette  « Conclusion provisoire » : que nous aurions tout avantage à séparer rigoureusement ces deux notions — de la mort justifiée en fonction d’un choix subjectif souverain (le suicide) — et de la mort justifiée par des indications médicales objectives (l’euthanasie).

     Il est à noter que sous l’action de disputes judicaires à répétition, le paradigme actuel, d’un interdit catégorique invalidé par des exceptions spécifiques, et le paradigme proposé, d’un liberté subjective balisée par de conditions facultatives, aboutiraient, fonctionnellement (en toute vraisemblance), au même résultat quant aux personnes qui puissent accéder au service offert.

     Cependant, dans ce dernier cas, l’abandon des critères objectifs relatifs à la condition médicale du demandeur – sa maladie ou son handicap –nous libérerait, du même coup, des terribles effets secondaires énumérés ci-haut, soit : un renforcement des stéréotypes négatifs à l’égard des personnes, malades, handicapés et dépendantes ; une pression diffuse, mais omniprésente, vers l’idéation suicidaire chez les personnes capables — handicapées et malades — ainsi qu’une menace directe à la vie des dépendants incapables ; une vandalisme dénaturante de source politique, pratiquée sur la profession médical ; une perte de confiance entre le médecin et la vaste majorité (non-suicidaire) des patients ; un atteinte extraordinaire aux principes non-discriminatoires à la base de notre société (qui proclament la valeur égale de toute vie et de toute personne) ; et enfin, un précédent légal puissant qui pourrait servir de justification à des attaques futures à l’endroit de ces principes.

     Vue la simplicité de ce constat, c’est à dire, réalisant que nous pourrions encadrer la pratique du suicide assisté sans impliquer les médecins en juges objectifs, et donc sans nous exposer à tous les effets négatifs répertoriés ici, la question doit impérativement surgir, à savoir :  pourquoi tient-on si farouchement à la médicalisation de ce phénomène ? Pourquoi tient-on mordicus à l’imposition de ce mandant homicide : en soin universellement garanti en tout lieu ou le médecine ce pratique ; et avec la participation mandatée de l’ensemble des corps médicaux ? Quel serait, enfin, le futur, médical et social, que de tels choix nous imposera ?

     Car répondre à ces interrogations serait la raison d’être de ce deuxième tome, où nous tenterons d’illuminer les éléments suivants : les forces économiques qui nous poussent vers un régime d’euthanasie utilitaire ; les acquis culturels, philosophiques — religieux et autres — qui nous protégeaient, jadis, de telles pressions ; la franche description de l’euthanasie simple, telle qu’annoncée par les promoteurs de ce pratique ; la crise, de conscience et d’idéologie, qui nous poussent vers de nouvelles attitudes à l’égard de la vie humaine ; l’opération de ces facteurs au cours du siècle passé ; et surtout, enfin, ce que tout cela signifierait pour notre société à venir.

     Ou, pour utiliser l’image choisie pour fournir à ce deuxième tome son titre : nous nous tacherons d’explorer les implications — présentes et futures — de vivre « Sous l’ombre de l’euthanasie »

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie A : Mise en matière — Chapitre : Suivre la piste de l’argent)

Chapitre : Instrumentalisation du Mystère médical pour rendre acceptable l’euthanasie

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section V : Considérations pratiques : pertes financières et humaines à prévoir suite à l’utilisation des professionnels médicaux comme agents homicides — Chapitre : Instrumentalisation de la Mystère médicale pour rendre acceptable l’euthanasie)

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À la frontière précise, entre la vie et la mort, le médecin modern effectue des miracles

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     J’aurais terminé le dernier chapitre sur une interrogation : à demander comment nous pourrions toujours vouloir procéder avec un mandat d’euthanasie accordé, généralement, à tous les professionnels de la santé, quand-même bien que les avantages de restreindre cette pratique entre les mains d’un petit nombre de spécialistes soient tellement évident ?

Comment, donc, expliquer le laxisme actuel qui consisterait à confier cette charge de confiance, non à des individus particuliers, formés et mandatés spécifiquement pour s’acquitter de cette tâche délicate, mais collectivement, à tout membre pratiquant des professions médicales ? Comment, pour y insister, expliquer que nous pouvions, avec si peu de malaise, avec si peu de questionnement, et avec si peu de prudence, penser confier un tel pouvoir (et imposer les dangers psychologiques associés à son exercice) –au sort– au premier être humain venu, ou selon les statistiques canadiennes récentes : aux premières soixante-dix-sept-mille personnes venues (pour les seuls médecins), ou encore au premier demi-million d’êtres humains venus, si nous incluons aussi les infirmières ?

Cinq cent mille personnes collectivement mandatées à passer outre à l’interdiction universelle contre l’homicide ? Simplement en vertu de leur appartenance professionnelle ? Comment se peut-il ? 

— L’image mystérieuse du médecin, source de remèdes miraculeux

     La réponse, je crois, résiderait dans une utilisation tacite — parfois naïve, parfois complaisante et parfois, peut-être, plus cynique– de cette aura mystérieuse de pouvoir et de sagesse à laquelle la profession médicale serait associée, depuis toujours, dans l’imagination populaire. Tout simplement : la population ne doute pas des capacités des médecins d’assumer ces responsabilités ; alors les juristes n’hésitent point à les leur imposer.

     Apparemment, il aurait semblé commode, sur le coup, pour nos juristes et législateurs de vouloir croire que les médecins — tous et chacun – puissent posséder une sagesse suffisante pour trancher judicieusement — dans la pratique et cas par cas —  toutes les questions légales et morales épineuses qui se cachent, et qui perdure toujours, sous les vagues définitions des exceptions retenues pour légitimiser l’euthanasie.  Et ce faisant, encore, aurait-il semblé également commode de vouloir imaginer : que les médecins puissent posséder, aussi, une résilience physique et psychique suffisante pour mettre ceux-ci à l’abri des stresses et des détresses qui affligeraient, certainement et avec virulence, d’autres membres plus représentatifs de l’espèce humaine. Ou dans d’autres mots : que les médecins seraient effectivement dotés de pouvoirs surnaturels et surhumaines.

     Cela peut possiblement solliciter un sourire au lecteur plus habitué, de nos jours, à créditer une opinion plus pédestre (une opinion, d’ailleurs, qui serait particulièrement répandue à l’occasion de négociations sectorielles) :  que le médecin ne soit devenu, dans les faits, qu’un travailleur spécialisé parmi tant d’autres. Mais je prétendrais, aussi, qu’un regard lucide sur les origines, sur l’évolution, et sur la pratique actuelle de cette profession, démentirait rapidement une telle évaluation.

     Car au risque, encore, de m’attirer ce souffle de ridicule : j’en serais personnellement venu à la conclusion que cet empressement illogique, d’accorder n’importe quel pouvoir au médecin dans l’abstrait (sans scrupule ni réserve), reflète tout bonnement l’expression moderne d’un relent atavique et irrationnel, d’une reflexe de respect, et de soumission superstitieuse partout ressentie, jadis, devant le personnage auguste et terrifiant du magicien/sorcier. Un réflexe qui habite encore, je crois, les profondeurs obscures de notre souvenir ancestral ; ou dans des termes plus actuels : un respect instinctif — superstitieux et démesuré — ressenti devant un personnage dont les connaissances dépassent – littéralement — notre entendement, et plus sérieusement, dont les pouvoirs mystérieux constitueraient, dans les plus dramatiques des circonstances, notre dernier espoir de vie.

— Le médecin dans son rôle de sauveur

     Considérons, à cette lumière,  les gestes et les paroles suppliants de la mère apeurée dans le couloir d’hôpital, qui vole à la rencontre du médecin dans l’espoir de recevoir enfin des nouvelles rassurantes au sujet de son enfant ; ou encore le regard craintif du patient arrivé subitement aux soins intensifs, parfaitement conscient de la précarité de sa vie : un regard qui s’accroche aux moindres détails dans le travail –ordonné, incessant– qui déferle autour de sa personne ; un regard qui bondit littéralement à travers l’espace étroit à l’arrivée tant attendue du médecin.

     N’est-ce pas vraie que ces paroles, ces gestes, et ce regard –tous remplis d’un désir de vivre et d’un espoir infini qui ne peuvent être égalés que par la peur ressentie devant la mortalité présente–  témoignent d’une révérence illimitée que personne ne pourrait réellement mériter ? Une révérence qui serait le reflet d’un espoir fondé sur une foi, arrêtée, dans des pouvoirs guérisseurs que personne ne possède pleinement en réalité ? Des pouvoirs que les gens ordinaires, pris subitement dans l’urgence de l’extrême besoin, s’obstineraient, toute de même, à créditer au médecin ?

     Considérons aussi l’ampleur, parfois presque religieuse, de la gratitude ressentie et exprimée par les survivants à l’égard de leur sauveur : le fait que cette mère puisse écrire, à la main, des lettres de nouvelles accompagnées de photos, à tous les ans, au médecin responsable ; et de transférer, aussi, cette devoir de remerciement à sa fille « miracle » dès que celle-ci saurait écrire à son tour ?

     Est-ce hors propos que de mentionner l’histoire de cette révérence inédite ? De mentionner le fait que, jadis, tout guérison relevait du miracle ? Et que les guérisseurs présumés, shamans, prêtres, rois, et médecins, étaient d’emblée révérés comme des pratiquants de miracles ? Des personnes familières d’une dimension surnaturelle qui serait fermée aux autres ? Est-ce trop, enfin, de suggérer que cette aura de pouvoir, ou au moins le désir des patients d’y croire, suivrait toujours les médecins de nos jours ?

     Même plus, je dirais, la désacralisation récente de la société, sous le signe de la science, aurait franchement contribué à cette révérence extraordinaire. Car les habitudes de la pensée et des préjugés humains sont extrêmement coriaces ; et l’homme ordinaire, dans sa quête pour la certitude rassurante, aurait toujours tendance à créditer les autorités de son époque avec des pouvoirs impossibles.

     Et si, de nos jours, il se serait souvent remarqué que le respect superstitieux accordé, jadis, aux prêtres et aux philosophes se soit transféré, maintenant, aux corps scientifiques, je ferais en conséquence la remarque suivante :  que le médecin modern soit, à la fois, le successeur direct de la tradition ancienne et le visage le plus familier du paradigme nouveau. Car de toute évidence, il y aurait eu continuité singulière dans le statut social du médecin, qui se serait maintenu et même renforcé à travers cette période ou les prêtres, les philosophes et les hommes de lettres perdirent leur ascendance au bénéfice des scientifiques ; car le médecin, lui, de par la dérivation unique de sa profession, serait à la fois prêtre, philosophe, homme de lettres et scientifique.

— Aucun autre corps professionnel aurait pu recevoir un tel mandat

     Clergie ? Technocrates ? Juristes ?  Académiques ? Dans les moments de crise extrême, nuls autres ne peuvent se comparer quant au respect accordé.

     Or, il me semble que cette considération publique débord nettement du domaine de ce qui serait raisonnable, ou même rationnel. Et la preuve je soumets, résiderait palpablement dans la matière dont nous nous préoccupons ici : car sans une considération proprement irrationnelle, il serait impossible, à mon avis, d’imaginer une circonstance ou la société puisse accorder un mandat homicide, largement discrétionnaire, à tous les membres d’une corporation professionnelle, sans même penser à la nécessité d’étudier les circonstances de chaque candidat cas par cas.

    Ce serait, pour utiliser le vocabulaire d’une génération maintenant révolue : « donner le Bon Dieu sans confession ».

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“Le docteur Ure galvanisant le corps de l’assassin Clydsdale” tiré du feuilleton « Les merveilles de la science, ou Description populaire des inventions modernes » 1867, par Louis Figuier (1819 – 1894)

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : L’euthanasie et la médecine — Section V : Considérations pratiques : pertes financières et humaines à prévoir suite à l’utilisation des professionnels médicaux comme agents homicides — Chapitre : Instrumentalisation du Mystère médical pour rendre acceptable l’euthanasie — Ce n’est pas la faute des médecins)

— Comment expliquer cette abdication du plus fort devant le plus faible ?

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Société en rupture – Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — Comment expliquer cette abdication du plus fort devant le plus faible ?)

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Évolution de la vie paysanne sur la grand plaine continentale (Manitoba, Canada, 1889) ; Ordre, discipline, foi, progrès et prospérité

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     Comme nous le savons, la défaite de la Prohibition fut d’une nature tellement décisive que le tout semblerait se présenter à nous, rétrospectivement, en aboutissement inévitable. Pourtant, cette inévitabilité restait entièrement opaque pour les parties prenantes dans ce drame monumental.

     Tel serait, en fait, la mesure, énorme, de la rupture qui s’est éventuellement manifestée face aux normes sociétales du passé ; et tel serait l’importance des leçons acquises dans l’étude de cette époque.

— Un rappel du cours, normal, des luttes civiles d’envergure

     Typiquement, les affrontements idéologiques de cette importance — internes, intestins, de castes, de partis civils ou de générations – furent (et le sont toujours) marqués par des luttes illimitées dans lesquelles la société dominante tente à réaffirmer son autorité face aux « asociaux » — « délinquants » ou « hérétiques » — sans se préoccuper des pertes humaines encourues. Les enjeux dépassent rapidement les circonstances immédiates ; et la bataille en devient une de survie de la part d’un régime soucieux de défendre son existence même.

     À ce chef, il faudrait simplement penser à la responsabilisation de l’individu qui résultat de la lecture directe de la Bible (Gutenberg 1450, Erasmus 1516, Bible de Genève 1560), et les luttes d’interprétation qui s’ensuivirent, entre nations, entre cantons, entre quartiers, entre voisins — entre frères et sœurs, et père et fils – au sujet de questions qui serait aussi peu engageantes (pour nombre d’observateurs actuels) que la transsubstantiation de l’Hôte, à savoir : que le pain partagé par les fidèles au moment de l’Eucharistie (ainsi que le vin imbibé cérémonieusement à cette occasion), furent réellement la chair et le sang du Christ, — miraculeusement transformés au cours du sacrement observé — ou au contraire, qu’ils n’aient été demeurés de simples aliments, utilisés seulement au fin symbolique, pour représenter ce sang, et cette chaire ?

     Impossible, pour nous, de nos jours, d’apprécier, de comprendre — ou même de créditer — le nombre d’hommes et de femmes outragés et assassinés ; de maisons, villages et villes brûlées ; de populations déplacées ; d’armées décimées, au cours des trois ou quatre siècles qu’aurait duré la contestation généralisée, âpre et violente, de tels principes.

     Est-ce un exemple trop lointain ? Considérons, alors, l’abolition de l’esclavage qui fut si récemment réalisée à l’intérieure de cette même société qui ait projeté la prohibition : seulement l’épuisement total de l’un des combattants aurait suffi pour résoudre cette dispute, qui concerna, elle aussi, une question de rupture morale avec les certitudes du passé.  

     La férocité, d’ailleurs, avec laquelle la tradition affirme (habituellement) ses droits et réprime son opposition, (ou avec laquelle la nouveauté affirme sa maitrise révolutionnaire) s’est paradoxalement vue accepter, assez facilement, par les populations éprouvées, à cette condition seulement : que la violence utilisée ait été suffisamment massive pour rendre toute opposition impossible, et alors, pour produire un résultat définitif. Nombreux, en conséquence, sont les exemples de grands chefs historiques, révoltés ou réactionnaires (tel le réputé dieu vivant, Caesar Auguste, 63 Av-J.C. – 14 A.D.), dont les actions sanglantes — certainement qualifiables de crimes contre l’humanité — furent rapidement oubliées dans une perception adulatrice, grâce à la stabilité, c’est-à-dire grâce à la clarté et à la sécurité sociale, qu’ils aient su imposer.

Ou pour revenir plus étroitement à nos références culturelles immédiates : nous nous souvenons également, à ce titre, du célèbre Général William Tecumseh Sherman (des forces Nordistes), qui brûla tout sur son passage victorieux dans les derniers mois de la Guerre civile américaine (1861 – 1865) : maison et récolte, plantation ou cabane ; et qui répondit fameusement, quand on lui demanda ce qu’il entendait laisser aux Sudistes défaites : Nous ne les laisserons que les yeux de la tête, à fin qu’ils puissent pleurer leurs morts.

     Décidément, l’abandon de la réforme moraliste de la Prohibition s’inscrit en faux devant une telle histoire.

William T. Sherman (1820 – 1891), Secrétaire de la Guerre (par intérim), partisan modern de la stratégie militaire et économique dite « guerre totale »

— L’espace moral des comportements intimes

     D’aucuns pourraient, possiblement, s’objecter face à ces exemples en remarquant que la consommation des boissons alcoolisées ne concerne que les habitudes personnelles et domestiques, non de vraies questions de société, politiques et idéologiques, capables de soulever les grandes passions collectives.

     Or, il n’existe aucune tradition d’exemption, des mœurs intimes, face à la puissance répressive de la collectivité. Toute au contraire. On dirait même, que devant la cohue humaine – devant ce désir naturel de tous et de chacun à faire exactement ce qu’il veut bien (et rien d’autre) — que les sociétés humaines, autant primitives que sophistiquées, auraient tenté de contenir ce chaos en précisant les comportements attendus dans une prescription des plus détaillées : nous savons ainsi, par exemple, non seulement que le bon paysan Anglo-Saxon ait eu le droit de corriger sa femme, mais également, qu’il lui en fut défendu d’employer, à cette fin, tout bâton ayant une diamètre supérieure à celle de sa pousse !

     Mais avant de nous complaire dans une affectation d’hilarité condescendante, ou encore d’indignation inconciliable devant ces faits, essayons préalablement de comprendre, honnêtement, la vie de ces gens et sous quelle menace constante elle dut se gagner.

— L’imposition collective des mœurs personnelles

     À l’époque agricole préindustrielle, la survie demandait de la persévérance, inconditionnelle, dans une routine dont les taches se succédaient sans fin ni relâche. Et pendant que les chefs de guerre s’amusaient avec leurs jeux de possession et de dominance, les hommes et les femmes ordinaires, eux, s’assujettirent dans leur vaste majorité à une discipline sans compromis : car rater les rendez-vous quotidiens avec les besoins des bêtes et des bestioles, ou encore rater les rendez-vous annuels des semences et des récoltes — de charrue, de fléau et de fauche — signifia un manque de nourriture. Un manque de nourriture signifia la mort. Simplicité de constat. Finalité sans appel.

     Jamais, pour être précis, l’intendant le plus cruel, n’aurait réussi à forcer le travail d’esclaves au même cadence que les paysans préindustriels travaillaient, sans supervision aucune, pour subvenir à leur maigre besoin.

     Évidemment, à l’encontre de ces impératifs, le vice signifia le désordre. Le désordre signifia la destitution. Et le désordre qui se répand signifia la destitution collective : de famille, de village. La collectivité se défendait, alors, sans gêne et sans retenue contre les sources de désordre, dont tous les écarts dans les mœurs personnelles furent agressivement punis.

     La violence physique informelle, (pour différencier ce châtiment habituel de la justice proprement dite), fut universelle : les adultes (hommes et femmes) corrigeaient les enfants ; les hommes corrigeaient les femmes ; les hommes en position de dépendance souffraient la correction de leurs patrons ; et même les chefs de famille, détenteurs du statut social dominant, se faisaient corriger, au besoin, par leurs paires. Personne ne brava, avec immunité, la contrainte collective.

     Mais paradoxalement, toutes ces violences personnelles, qu’elles fussent systématiques ou passagères, ne représentaient que la punition la plus facilement acceptée et la moins crainte. La punition plus sévère, la punition réelle, la vraie punition, fut la simple rupture du lien social : l’expulsion de l’individu de sa collectivité d’origine. Car l’expulsion, aussi, signifia la mort.

    Surtout, et dans tous les cas, cette opération ponctuelle de purification se pratiquait dans le but de protéger la collectivité, et non de rendre justice à l’individu délinquant. Car à la manière du chirurgien qui affecte le débridement d’un membre infecté, ou encore l’amputation du membre au complet : le seul but serait de protéger la vie du corps restant ; le sort des tissus et des cellules sacrifiés ne commande aucun souci.

    En conséquence, il n’y avait, à vrai dire, aucune excuse recevable pour justifier ni le crime, ni le vice. La famine ne pouvait aucunement excuser le vol ; et le viol, l’inceste, l’âge mineur, ou l’âge enfantin même, n’excuseraient point l’adultère.

     Car d’après cette vision sociale, la misère et le mal seraient endémiques et inexpugnables. Le devoir du moraliste ne serait pas d’imposer, véritablement, les comportements désirés, mais seulement d’indiquer, avec clarté, la séparation entre le bien et le mal. La répression, elle, servait à déraciner périodiquement le mal à la même manière que le paysan déracine les mauvaises herbes. Le but ne fut pas de rendre justice, mais seulement de marginaliser, continuellement, la présence du mal ; d’assurer, de génération en génération — par des efforts toujours renouvelés, à l’image du travail agricole — que la croissance saine de la communauté ne soit pas étouffée par le chaos, le désordre… la mort.

     De manière intuitive et logique à la fois, de par un instinct profond de souche ancienne, nos aïeux comprenaient avec unanimité, que la promotion significative des dictats de la morale — et cela, même si l’imposition de ceux-ci soit incomplète ou inefficace – dépendrait d’une volonté firme, qui s’exprime dans une répression pratiquée avec intransigeance, quelles que soient les circonstances d’injustice rencontrées. Car au cours de cet exercice, tragique mais nécessaire, la victime vicieuse fut franchement évacuée avec le crime : les affamés furent pendus en « voleurs » ; les jeunes filles abusées (ou simplement moins chanceuses) furent répudiées en « vicieuses » ; et les enfants même, entièrement innocents, furent répudiés en « bâtards ».

     Tel fut la nature de notre société auparavant, et tel serait la nature, encore aujourd’hui, de la plupart des sociétés qui se disputent, toujours, le grand prix évolutionnaire.

    Chose certaine, il y aurait — manifestement — discordance importante entre cette tradition de répression sans réserve — toujours pleinement opérante dans la société occidentale au moment de ces faits — et l’irrésolution témoignée par les architectes de la Prohibition. Comment expliquer cette situation, tant extraordinaire ? Comment expliquer le fait qu’une autorité légitime, appuyée par une majorité si imposante, ait pu manquer à ce point de fortitude ?

     Où se trouve, enfin, l’explication de ces faits ?

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Bottes de blé canadien circa 1930 : fauché à la faucheuse (tirée par machine ou par cheval) et ramassé à la main ; En arrière-plan : le chemin de fer qui amènerait ce surplus de richesse au port, pour embarcation vers l’étranger

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine –section III : Société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Les suites et la signification — Une explication partielle : Le choc singulier produit par la Première Guerre Mondiale)

– La confirmation fortuite de préjugés ancestraux

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Chapitre : L’Exception érigée en règle, ou : Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir — La confirmation fortuite de préjugés ancestraux)

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Carcassonne, France, XIV ieme siècle : L’entrée de la ville refusée aux lépreux

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     J’aurais commencé cette discussion, sur les exceptions à l’interdit dans le cadre de la morale traditionnelle (ainsi que les effets de bâtir de nouveaux textes de loi sur de telles exceptions), pour montrer que les peurs exprimées par grand nombre de malades et d’handicapés, face à la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie volontaire, ne sont pas sans fondement. Et je crois que la problématique inéluctable pour ces gens non-suicidaires, de se voir inclure, malgré eux, dans une catégorie de personnes dont le suicide — c’est à dire la mort — serait dorénavant largement accueilli en « bien », personnel et sociétal, fait amplement la démonstration que ces peurs soient fondées.

   Voilà l’indice, enfin (bien que de nature indirecte), que l’on puisse identifier comme étant le plus préjudiciable à l’égard de la forme mal bouclée de la reforme retenue : le fait qu’elle s’accorde, si mystérieusement – à merveille dirait-on — avec les pires dispositions antérieures de notre espèce à l’égard de l’individu dépendant !

     Car, tel que nous l’aurions déjà précisé : la légalisation du suicide médicalisé (aide médicale à mourir) s’est fait dans un esprit de morale plurielle pour valider des décisions, personnelles, qui procèdent d’une motivation interne et subjective ; mais la forme de loi employée, par contre, en fut une d’exception, objectivement justifiée, à l’endroit d’une interdit catégorique ; or, une fois pris dans cet étau de logique morale il serait devenu nécessaire de reconnaitre la volonté suicidaire en bien extraordinaire – accordant non seulement la permission demandée, mais effectivement, une précédence morale à l’égard de l’interdit existante.

     On donne, ainsi, raison à la personne suicidaire.

     Pourtant, la volonté suicidaire n’est exprimée, comme nous le savons, que par une maigre minorité des personnes qui soient admissibles à l’aide médicale à mourir, tandis que même dans la catégorie la plus plausiblement portée vers un recours éventuel (les cancéreux en phase terminale) pas moins de 90% (au sein des pays qui en possèdent la plus d’expérience) refusent l’euthanasie offerte.

     Comment serait-ce possible, alors, d’expliquer l’enthousiasme avec laquelle la population ait réclamé cette loi – et l’enthousiasme avec laquelle elle aurait substitué sa propre perception des faits pour celle de la majorité des personnes directement visées — autrement qu’en postulant l’existence d’un préjugé public largement partagé, qui s’accorde d’emblée avec la malheureuse conclusion morale fortuitement retenue : que le suicide des malades et des handicapés soit un « bien », généralement et en principe ?

     Soyons francs à cet égard ! Nous avons une histoire ancestrale de comportements lamentables, à l’endroit des malades et des handicapés, qui remonte jusqu’aux origines de notre espèce et au-delà ; qui se révèle, même, dans l’habitude générale des animaux sociaux à tourner, avec une fureur meurtrière instinctive, sur les individus anormaux parmi eux. Tout autant de nos jours, d’ailleurs, la peur de la déficience, de la difformité, de la souffrance et de la dépendance, sont des émotions irrationnellement fortes chez l’individu bien-portant. Et ces peurs se traduisent, tout naturellement, par des réactions de dégoût, de pitié, de recule, et même trop souvent (il faut l’avouer) – de l’agression — face à l’être déficient, déforme, souffrant et dépendent.

     Il se trouve, donc, une tendance préexistante – et très forte — dans l’histoire intellectuelle de notre race, vers une vision, de la valeur (variable) de la vie humaine, qui soit articulée en termes de la force et de l’intégrité physique ; et par opposition, les vies caractérisées par la faiblesse, la difformité et la déficience, sont considérées comme étant imbues d’une moindre valeur (souvent, enfin, sans valeur du tout) ; et malgré l’interdiction traditionnelle, du suicide et de l’homicide, la mort de tels individus ait été, également, souvent perçue en bien.

     Pire encore, la superstition humaine qui s’obstine à chercher des explications là où il n’y en a peut-être pas, nous amène souvent à proposer des « raisons » morales pour les accidents de parcours (ou de génétique) : blâmant l’être affligé pour son affliction ; invoquant la justice divine ou une juste revanche de la nature.

    Évidement de tels propos, et de tels faits, sont officiellement bannis de nos jours. Mais cette contrainte de discours ne fait que maquiller la réalité sociale, ou tous ces préjugés existent, et existeront probablement toujours.

     Tel était, d’ailleurs, l’intention de l’interdit catégorique (maintenant abrogé), à l’égard de l’assistance au suicide : car contre un danger jugé de nature permanente, fut érigée une barrière à laquelle on aurait voulu accorder une permanence égale.

     Le lecteur plus sceptique trouvera, je soumets, un excellent récit de ces faits, limpide dans l’honnêteté inconsciente qui fut caractéristique du temps, moins systématiquement auto-censuré, du dix-neuvième siècle : Le Gueux, Contes du jour et de la nuit, Guy de Maupassant C. Marpon et E. Flammarion, 1885 (p. 217-228).

     « Dans les villages, on ne lui donnait guère : on le connaissait trop; on était fatigué de lui depuis quarante ans qu’on le voyait promener de masure en masure son corps loqueteux et difforme… Te r’voilà encore, vieille pratique ! Je s’rons donc jamais débarrassés de té ? … De porte en porte on le rudoya, on le renvoya… Il continuait cependant sa tournée, patient et obstiné. »

     Or, par contraste avec le vocabulaire simple de ce conte naturel, je prétendrais, même, que la profondeur de ces instincts, de nos jours, se trouve trahie, et même renforcie (ironiquement), par les pénibles contorsions linguistiques qui sont couramment employées — avec les meilleures intentions, certes — pour tenter d’occulter, dans toute discussion politiquement correcte, la réalité palpable et déroutante de la maladie, de l’infirmité – c’est-à-dire : de la déficience.

     Face à ce discours, nouvellement aseptisé, nous serions encouragés à imaginer qu’il n’y ait rien d’horrible dans la maladie, rien d’amoindrissant dans la dépendance, rien de dégoutant dans la perte de maitrise sur les fonctions organiques. Eh bien, détrompons-nous ! Car horreur, amoindrissement et dégout, il y en a, inéluctablement. Et le désir de nier ces faits — d’évacuer ce langage — ne fait que renforcir la véritable conséquence de ces astuces confortables : de renier et d’évacuer les personnes qui persistent à présenter — malgré la vision officielle épurée — les caractéristiques répugnantes dont nous aimerions nier l’existence ; et alors, pour chasser ces phénomènes – ces textures, ces couleurs, ces bruits, ces odeurs — nous finirions, effectivement, par chasser les personnes qui nous les imposent !

     Mais quelle ironie, en effet, quand nous nous acharnerions tant, à censurer ne serait-ce que les vilains mots (qui puissent choquer ou agresser), tout en imaginant un système universel d’accès à l’euthanasie, dont l’effet sera d’éliminer physiquement les personnes offensantes !

     Et pourrions-nous, à la fin, oser affirmer positivement : que le recours sociétal à « l’aide médicale à mourir » ne soit aucunement teinte d’une telle intention ?

     Chose certaine, l’enthousiasme populaire à l’endroit de l’euthanasie s’est nourrie de préjugés ataviques (et lamentables) à l’égard de l’être dépendent, tandis que ces mêmes préjugés se trouvent fortement renforcés, à leur tour, par la normalisation de l’euthanasie.

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Quatre mendiants sur le Pont-au-change, Jean Henry Marlet (1771 – 1847)

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle – Section II : la morale et la loi – Chapitre : Une vision moins pessimiste de l’humain)

— Une nouvelle perte de la signification commerciale de la distinction hippocratique : une perte due à sa dominance totale au sein de l’unanimité morale du temps Chrétien

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section II : Hippocrate : tradition et histoire de la profession médicale — Chapitre : La dominance historique de l’idéal hippocratique : à l’Antiquité ; au cours de la Période Chrétien ; et dans la Modernité jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle — Une nouvelle perte de la signification commerciale de la distinction hippocratique : une perte due à sa dominance totale au sein de l’unanimité morale du temps Chrétien)

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Administrer des médicaments

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     Il est vrai que l’admonition hippocratique, de s’abstenir de faire du tort au patient, souffraient de nombreuses tares pendant le Moyen Age, ainsi que la transition à la Modernité. La saignée est souvent mentionnée pour illustrer ce point ; et il aurait toujours eu, également, des médecins d’esprit expérimental qui poussaient le désire de savoir au-delà des limites éthiques de la souffrance du patient. Pendant longtemps, d’ailleurs, l’Église décourageait les traitements physiques, et privilégiaient uniquement le recours à la prière, à la pénitence, et à la guérison miraculeuse. Il y avait, donc, une tension naturelle entre le développement de la médecine scientifique et les réflexes de la religion. Cependant, pour les chrétiens, la vie humaine demeure un don divin, sacré, auquel l’homme n’aurait pas le droit de porter atteinte, et alors, au sujets de l’homicide, de l’avortement et du suicide assisté, la religion et la pratique Hippocratique s’accordaient tout à fait.

     Or, paradoxalement, nous nous devons de signaler, ici, une déformation substantielle qui s’est produit dans la compréhension de la doctrine hippocratique au moment apparent de sa victoire complète : car dans l’unanimité du jugement moral chrétien, le principe même des bienfaits économiques qui se trouve à la base de la réussite hippocratique — de la spécialisation dans la compétition — fut devenu non-opérant, ou au moins sérieusement amoindri.

     Car, si les natures opposées, de la médecine blanche et la médecine noire, étaient distinctement — et même effroyablement — différenciées dans l’esprit des gens de cette époque, les adeptes des deux tendances, eux, redevinrent inextricablement entremêlés comme au plus lointain creux de la préhistoire : car désormais, il n’y avait plus que la Médecine Blanche qui ait pu ouvertement se manifester dans une masse visible, tandis que la Médicine Noire, elle, ait dû s’y confondre de son mieux, dans un camouflage caméléonesque et dissimulateur.

     Il en résultat, que le patient type n’ait plus pu avoir la même confiance informée, dans son choix de médecin, car tous et chacun se prétendaient « hippocratiques », mais rien n’en prouvait le fait ; et la clarté commerciale, qui prenait source dans cette distinction rationnelle, était de nouveau obscurcie.

     Or, ces faits auront grandement contribué à notre déconfiture présente, puisque la nouvelle dynamique de permission accordée à la pratique de l’euthanasie résulte d’une demande d’autonomie, et de divergence dans une morale de choix subjectif et post-moderne, tandis que la forme de loi, elle, toujours enracinée dans les traditions du passé, en soit une d’exception morale objective (de bien spécifique) : ce qui confirmerait la population (à tort dans cette circonstance) dans son interprétation instinctive des balises judicaires, selon le paradigme absolu. Mais malheureusement, une fois observée à travers la lorgnette de la morale catégorique, la permission de pratiquer l’euthanasie, semblerait, aussi, impliquer la répudiation simple, et globale, de la doctrine d’Hippocrate.

     Alors, il en résultat que ceux qui protestaient les contraintes de la loi précédente se trouvèrent transformés, de par la force des choses, en adversaires idéologiques d’Hippocrate — non seulement des compétiteurs commerciaux — mais bien des ennemis moraux irréconciliables. Car, d’après le schéma manichéen employé, si l’euthanasie se faisait définir en bien, les abjurations hippocratiques ne pourraient se définir qu’en mal. Et (raison peut-être moins étudiée), dans l’esprit des innovateurs ce fut ce même Hippocrate qui les aurait empêché — mille ans durant — de pratiquer à leur guise.

     Peu importe, que ce soit une conclusion hâtive et simpliste — et une conclusion, tristement, qui fut nourrie par une erreur identique chez les défenseurs de la tradition (qui condamnait trop souvent l’euthanasie avec de simples appels à l’autorité d’Hippocrate.) ; décidément, nous n’échapperons pas sans difficulté, aux méfaits nés de cette présomption nocive et facile : qu’à défaut de s’imposer universellement, la médecine hippocratique serait destinée à disparaitre, sans plus !

     Mais, enfin, comment cela se pouvait-il ?

     N’y a-t-il pas, dans le marché modern des services médicaux — autant qu’au temps de l’antiquité Grecque — une place pour le docteur qui ne se permet pas (puisqu’il s’agit toujours d’un choix) aucun geste, ou projet homicide ? Qui se content scrupuleusement, encore, des seules interventions qui visent la protection de la vie, et non son contraire ? N’existe-t-il pas, aussi, une clientèle toujours majoritairement non-suicidaire qui soutiendraient de tels médecins dans la compétition professionnelle ? En quoi, enfin, la présence de praticiens qui offrent l’euthanasie en solution alternative, exige-t-elle une répudiation globale de la pratique médicale, telle que nous la connaissions ?

    Tout au plus, ce qui soit logiquement en jeu se limiterait (dans un monde rationnel) au seul monopole de la pratique hippocratique, dont la perte présente ne diminue, aucunement, ni sa valeur propre, ni sa pertinence distincte.

     Seulement la longue accoutumance de notre civilisation avec les jugements manichéens de la moralité absolue, aurait produit une impression contraire : qu’il ne peut y avoir qu’un seul choix moral ; que non seulement l’autorité morale, mais aussi, sa légitimité, puissent disparaitre avec la perte, pragmatique, de la possibilité (ou simplement de la volonté) d’imposer ses dictats par la force coercitive ; qu’éventuellement (comble de l’ironie), en autant qu’une pratique jusqu’alors prohibée soit légalement permise, qu’elle se serait objectivement révélée, aussi, en « bien » supérieur ! Et alors, que la personne — et même la grande majorité de personnes, qui n’y participent pas (autant chez les patients que chez les médecins) — soient devenues les véritables déviants, les véritables suspects !

     Voilà, brièvement exposée, l’absurdité de notre temps : produite par l’incompréhension d’une transformation philosophique toujours incertaine et inachevée ; produite, dans cette circonstance, par une population qui se montre peu incline à s’attarder sur la complexité de la morale plurielle, mais qui demande, tout de même, des politiques fondées dans la neutralité du choix subjectif ; produite, enfin, dans l’adulation d’un vaste corpus de production culturelle — paradoxalement conformiste dans l’uniformité de son message — qui présumerait, d’emblée, qu’il y ait infériorité dans toute opinion ou comportement majoritaire.

     Voilà l’absurdité de condamner la pratique hippocratique, non pas grâce à des vices qui lui sont propre (et qui la gênerait à l’intérieur des limites de son activité propre), mais seulement parce que la loi n’exige plus le respect de ses principes en exclusivité ! Voilà, enfin, le sens percutant de la veille plaisanterie Bolchevik : « Tout ce qui n’est pas obligatoire est défendu ! »

     Heureusement, il est tout à fait possible qu’au futur cette absurdité puisse être corrigée avec la réhabilitation de la pratique hippocratique : perçue comme une option spécifique parmi d’autres (et même en option majoritaire par défaut) ; perçue, finalement, dans sa signification originale, de spécialisation commerciale, telle que présentée dans la période classique, et non plus dans son apparence monolithique de l’époque chrétienne. Car l’existence, aujourd’hui, d’une petite minorité insatisfaite de ce service (et légalement capable, tout de même, de chercher satisfaction ailleurs), ne signifie en rien que la majorité doive consentir à s’en priver de ses bienfaits.

     Dans la confusion actuelle, d’ailleurs, une opportunité nouvelle se présente pour réduire la méfiance témoignée par tant de patients à l’égard de la profession médicale : car le médecin type peut maintenant rassurer ses patients proactivement, au sujet de son adhérence personnelle à l’idéal hippocratique. Et puisque la légalité de l’euthanasie rend inutile la dissimulation affectée, jadis, par les auteurs de cette pratique : les mots sincères du médecin hippocratique trouveront, probablement, une réception des plus favorables.

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Miniature. Source : Le Grand Passionnaire Enluminé de Weissenau, Allemagne, circa 1170 – 1200 A.D. Sujet : La guérison par la foi

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire … (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section II : Hippocrate : tradition et histoire de la profession médicale — Chapitre : La dominance historique de l’idéal hippocratique : à l’Antiquité ; au cours de la Période Chrétien ; et dans la Modernité jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle — Hippocrate : triomphal dans la transition finale à la modernité ; et répudié par la suite)

Chapitre : La dynamique de contestation progressive des limites d’admissibilité à l’aide médicale à mourir

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : La dynamique de contestation progressive des limites d’admissibilité à l’aide médicale à mourir)

L’Honorable Christine Baudouin, auteur de la décision de la Cour Supérieure du Québec en faveur des demandeurs, Jean Truchon et Nicole Gladu, 2019

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     Pour commencer, une première contestation de la loi fédérale s’articule déjà autour de l’obligation du candidat au suicide médical d’être atteint d’une maladie en phase terminale (« mort naturelle devenue raisonnablement prévisible »). Ce critère se veut particulièrement sévère ; entre autres, il empêche l’euthanasie pour les seules conditions psychiatriques. Dans son absence, nous assisterions bientôt à l’ironie suprême de l’euthanasie volontaire employée en soin de prévention de suicide ! Pourtant, il est absent de la décision Carter et quelque peu moins explicite dans la loi Québécoise. Il fut possiblement nécessaire pour permettre l’adoption de cette loi au Parlement Canadien. Mais est-ce qu’il résistera à l’examen devant la cour ?

    En fait, il semblerait très peu probable au moment d’écrire ces lignes, car un jugement de la Cour Supérieure du Québec (Truchon-Gladu, 2019), aurait déjà déclaré cette condition invalide, et alors, seulement un appel à la Cour Supreme du Canada pourrait la sauver ; et les espoirs, de ce côté-là sont plutôt minces.)

     Or, imaginons, à ce sujet, le cas d’une personne accablé de souffrances « intolérables » qui mourrait naturellement dans quelques jours. Les exigences de « souffrance » et de « mort prévisible » seraient clairement satisfaites. Soit. Mais imaginons maintenant une personne, sujet à des souffrances tout aussi atroces, mais qui ne se trouverait aucunement menacée d’une mort imminente ou même rapprochée. Imaginons, au contraire, que cette personne puisse s’attendre à vivre encore pendant une période indéfinie. Peut-on réellement croire que les cours de justice supporteront longtemps une distinction légale qui permettrait l’euthanasie, à l’un, afin de lui épargner quelques jours de souffrance, tout en refusant cette option à l’autre, qui devrait supporter un mal égal, pendant plusieurs années, voir des décennies ?

     La notion me semble absurde. Alors nous risquons, et possiblement à court terme, l’invalidation complet de cette loi, ce qui pouvait provoquer un scenario d’impotence législative similaire à ce que nous ayons connu avec l’avortement, suivie d’une pratique des plus anarchiques.

     Mais, même au cas où nous nous parvenions à maintenir une feuille de vigne médico-légale pour « limiter » la pratique de l’euthanasie, quel peut être son efficacité réelle quand celle-ci dépende des termes aussi vagues que « souffrances intolérables (selon la définition subjective du personne souffrante) » ?

     En somme, l’exemple historique de l’avortement, originellement conditionnelle aux risques à la « santé » de la mère, serait on ne peut plus révélateur : la notion de « souffrance » serait surement élargie progressivement dans la pratique pour inclure quasi-automatiquement toute demande provenant d’un individu qui soit jugé compètent.

     Comment, en effet, peut-on prétendre quantifier la souffrance d’autrui ? Alors, tout comme les médecins d’il y a quarante ou cinquante ans, qui rendaient laborieusement leur avis sur la « santé » de la mère, il n’y aurait bientôt plus personne qui oserait substituer son propre jugement pour celle du premier concerné sur le sens, tant personnel, de la « souffrance ».

     Mais de toute façon, surtout –et exactement à l’image de l’avortement — le vrai moteur de la mort volontaire ne s’est jamais relevé de la médecine. Car tel qu’illustré par la déclaration de principe de l’euthanasiste Australien Philip Nitschke, (cité dans un chapitre précedent) : cette mouvance prend son élan dans l’affirmation simple — non encore avouée par nos décideurs, peut-être, mais, parfaitement limpide dans la littérature des demandeurs — d’un droit inconditionnel, de tout individu compètent, de disposer de sa propre personne.

     Inévitablement alors, nous reconnaitrons avec le recul, les exceptions actuelles de départ comme des simples agents chimiques de changement légaux. Leurs effets résident, non pas dans leurs définitions précises, mais dans leur simple existence (à l’image des symboles algébriques utilisés métaphoriquement ci-haut) ; Ou encore à l’image d’un gaz libre, qui, une fois introduit dans l’espace juridique, poursuivra son expansion jusqu’à ce qu’il aurait remplie tout l’espace disponible, et ne s’arrêtera qu’au contact d’un paroi logique infranchissable.

     Voilà, en fait, la force réelle derrière la revendication de ce droit à mourir : nous ne nous trouvions aucunement devant un souffle légère qui puisse être limitée par l’écran (plutôt diaphane), qui fut laborieusement construit en papier de soie conceptuel autour des critères dits « sérieuses ». Pas du tout. Nous nous trouvons, au contraire, sous la pression d’une mouvance séculaire, d’étendue inconnue : une énorme vague de fond sociale et philosophique qui nous pousse vers une justification de comportement personnel, non en fonction des besoins collectifs, ni en fonction de spéculations morales, mais simplement en fonction de la subjectivité individuelle.

     Et nous connaissons déjà très bien cette force ! Car nous possédons l’expérience immédiate d’un siècle de transformation, ou quasiment toutes les balises traditionnelles de la vie individuelle furent balayées, et dont l’interdiction du divorce, la suppression de l’homosexualité, et la criminalisation de l’avortement – tous répudiés de nos jours — nous en fournissent d’exemples des plus édifiants. Or, le droit à mourir, qui soit aujourd’hui réclamé par les ténors de la liberté, s’inscrit dans une continuité parfaite avec ces précédents puissants.

     La question se pose, de nouveau, alors, à savoir : où se trouvent, au juste, la barrière fiable qui puisse arrêter l’expansion de ce souffle de nouveauté ? Ou, en termes de la fameuse pente redouté, s’arrêtera la glissade ?

     Or, n’en déplaise à ceux qui se fient toujours aux critères de départ (ou même à d’autres encore plus strictes), devant les exemples historiques fournis, et face aux failles dans la logique interne, déjà évidentes chez les lois existantes, je crois que la réponse est assez claire : Surement pas du tout (en ce qui concerne l’euthanasie volontaire) ; nous pouvons lucidement voire toute limite comme temporaire ; et nous pouvions nous attendre, avec confiance, à ce que cette pratique devient – et rapidement — aussi subjectivement libre que le sont, aujourd’hui, le divorce et l’avortement.

     (En fait, il se peut même que dans la mesure ou la fiction légale d’une justification médicale et objective soit retenue, le seul effet, éventuellement, serait une marginalisation accrue des malades et des handicapés non-suicidaires, sans limiter, pour autant, le phénomène d’assistance au suicide.)

     L’illusion, d’ailleurs, de pouvoir limiter la pratique de suicide assisté par la voie de « critères » et de « sauvegardes » médicaux se révèle d’autant plus décevante quand nous examinons ce phénomène, non pas comme une série de distinctions judicaires auxquelles on accorderait naïvement un caractère efficace, mais plutôt avec un regard objectif sur la réalité de ce qui se fait, actuellement, couramment, et avec une parfaite immunité face aux sanctions légales, depuis au moins un demi-siècle.

     Car en réalité, nous nous trouvons déjà au pied de l’affreuse pente décrite, en train de nous amuser avec la discussion des probabilités d’une chute que nous aurions déjà subi — pas en théorie mais au plan du réel. Et tel serait le sujet de notre prochain chapitre.

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L’auteur, au Palais de Justice, en entrevue avec La Journal de Montréal, à l’appui de la partie défenderesse

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : L’ampleur du suicide assisté malgré les lois existantes, ou :  Au-delà de la théorie, la vraie vie)