Deprecated: Le crochet jetpack_pre_connection_prompt_helpers est obsolète depuis la version jetpack-13.2.0, sans aucune alternative disponible. in /hermes/bosnacweb01/bosnacweb01an/b2067/nf.euthanasiediscussion/public_html/euthanasiediscussion/wp-includes/functions.php on line 6078
septembre 2019 - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

— Le taux d’euthanasie, quelque peu plus élevé, qui soit observé parmi les patients atteints de cancer

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix – Partie B : l’euthanasie et la clientèle – Section I : Le vécu des personnes handicapées, malades et mourantes – Chapitre : Un portrait quantitatif des choix exprimés devant le suicide assisté et l’euthanasie parmi la clientèle visée – Le Taux d’euthanasie, quelque peu plus élevé, qui soit observé parmi les patients atteints de cancer)

La personne et le cancer

.

     Le cancer présente un profil unique parmi les diverses causes de décès : d’abord par le nombre, puisque les décès dus aux cancer (un peu moins de 30 %), sont encore plus nombreux que ceux attribuables aux deuxième et troisième causes combinées, soit : les maladies du cœur (20 %), et les maladies cérébrovasculaires (5%). Mais plus encore, ces décès sont parfaitement prévisibles, à la différence des crises cardiaques et des accidents vasculaires cérébraux, qui se présentent habituellement en faits immédiats. Le patient-type atteint de cancer, lui, voit sa situation détériorer rapidement vers la fin, mais pas assez rapidement pour lui enlever l’obligation d’attendre la mort, et souvent dans des circonstances d’inconfort important, ce qui peut rendre la conceptualisation de cette mort beaucoup plus positive.

     Il en résulte, que les cancéreux constituent, de loin, la clientèle qui soient la plus disposée à recourir à l’aide médicale à mourir. En fait, pour prendre les Pays Bas (2018) en exemple : quoique 26 % des décès furent dus au cancer, 70 % des euthanasies y furent attribuables, ce qui nous donne un taux d’euthanasie chez les cancéreux de 10 %. C’est-à-dire, que dans ce groupe nous observions deux fois et demie l’incidence générale déjà citée de 4%.

     Aussi, Dans la réflexion populaire, l’image torturée du cancéreux (ou autre souffrant à l’article de la mort) fut étroitement liée à l’idéalisation de l’euthanasie qui aurait abouti dans la médicalisation du désir suicidaire en soin de fin de vie.

     Pourtant, quand nous évaluions la place légitime qui reviendrait à cette intervention dans l’industrie médicale d’un pays comme le Canada, nous sommes quand même obligés à faire distinctement ce constat : que seulement 10 % des mourants atteints de cancer acceptent, actuellement, l’euthanasie proposée — et ce, parmi cette tranche de la clientèle qui y soit la plus favorablement disposée ; qui soit la plus encouragée à y recourir ; et au sein, même, de la société qui présente, à la fois, la plus grande prédisposition  vers l’euthanasie, et la plus grande expérience de sa pratique.

     Cela demeure, certes, un taux de pourcentage qui signifie un nombre de morts très important en chiffres absolus, mais qui représente, aussi, une proportion statistique assez minimale. Car de par ce même calcul, nous sommes également amenés à constater (et peut-être avec surprise), que même devant le pronostic terrorisant du cancer : 90 % des patients refusent leur consentement à l’euthanasie et exigent, plutôt, d’autres stratégies de soins.

     Or, d’une perspective statistique, ce 90%, de refus exprimé, semblerait fournir un taux suffisamment élevé pour accorder, sans difficulté, un statut normatif au désir non-suicidaire.

— l’importance de la dissonance entre la perception du phénomène, et la demande réelle : une accommodation institutionnelle, à l’euthanasie, qui dépasse grossièrement la demande.

     Voilà, d’ailleurs, une explication partielle pour l’allégresse avec laquelle les fonctionnaires de la médecine canadienne auraient embrassé l’idée d’un soin de fin de vie universellement disponible. Car la loi Québécoise ne fut adoptée qu’en 2015, tandis que sa discussion et sa formulation se faisaient surtout dans les années 2009 – 2014, période au cours de laquelle les taux d’euthanasie en Bénélux auraient augmenté de pas moins de 200 % (en cinq ans). Or, en projetant une telle croissance pour les années à venir, il aurait semblé, j’imagine, très évident pour certaines, qu’il s’agissait de se préparer devant un véritable raz-de-marée, et que la loi à venir devait être façonnée, surtout, pour faciliter au maximum cette transformation radicale dans les mœurs médicales.

     Pourtant la courbe d’augmentation avait déjà commencé à s’aplatir pendant ces années et, alors, la rigueur statistique dans l’interprétation de données aurait conseillé une plus grande prudence. Mais malheureusement, cet optimisme face à la croissance future de l’euthanasie se nourrissait, aussi, d’une confirmation flatteuse de préjugés préexistants, et alors, la prudence fut abandonnée par le pouvoir législatif, et l’optimisme activement épousé, devant la popularité apparente de l’euthanasie.

        Voilà, donc, un regard sur le passé qui puisse nous fournir une explication des plus charitables pour la prépondérance démesurée, de mécanismes conçus pour favoriser la croissance de la pratique de l’euthanasie, au Canada, tels que nous les observions aujourd’hui, tout autour de nous. Pourtant, l’explication de ces excès ne nous excuse nullement du devoir d’en corriger les erreurs ainsi consacrées. Car logiquement, loin du modèle actuel : le système canadien devrait s’adapter, plutôt, en fonction d’une stabilisation éventuelle du taux d’euthanasie, à 4% (tout au plus), à l’image de ce que nous observions actuellement au Pays Bas, ou à la moitié de ce chiffre, si nous nous referions à l’expérience Belge.

     De plus, il existe une raison technique de première importance pour prendre au sérieux la leçon de prudence statistique exposé ci-haut, car l’euthanasie en fin de vie concerne, majoritairement, le cancer, tandis que le traitement de cette maladie soit un champ d’activité actuellement en proie à des transformations colossales. D’aucuns nous promettent, même, mettre fin à ce fléau au cours d’une génération à peine ! Et autant que j’aimerais bien, à mon tour, me garder du piège de l’optimisme débridé, je ne peux m’empêcher de signaler que le taux global de décès attribuable à l’euthanasie descendrait, dans ce cas, au même niveau que celui des non-cancéreux aujourd’hui, pour s’établir, enfin, au niveau plus modest de 1.7% au Pays Bas et de 0.9%, seulement, en Belgique.

     Semblerait-t-il rationnel, alors — raisonnable, ou même marginalement justifiable — de privilégier la pratique de l’euthanasie au point observé actuellement (au dépens manifeste des besoins de sécurité des patients non-suicidaires) dans l’attente d’une demande maximale de 4% (ou même de 1%) seulement, des mourants ?


Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle – Section I : Le vécu des personnes handicapées, malades et mourantes — Chapitre : La fragilisation accrue du statut social de la personne handicapée, malade et dépendante, suite à la légalisation de l’euthanasie (aide médicale à mourir)

Chapitre : Minimiser le nombre de personnes, médecins et autres, qui soient impliquées dans la pratique de l’euthanasie : une stratégie évidente

(Tome Premier – L’euthanasie et le Choix, Partie C – l’euthanasie et la médecine, Section V – Considérations pratiques : pertes financières et humaines à prévoir suite à l’utilisation des professionnels médicaux comme agents homicides, Chapitre — Minimiser le nombre de personnes, médecins et autres, qui soient impliquées dans la pratique de l’euthanasie : une stratégie évidente)

— Un déni catégorique, de la part des praticiens de l’euthanasie, au sujet des risques psychologiques encourues

     Avant de terminer cette section, il faudrait, par souci de justice, mentionner le déni énergique qui soit avancé par les praticiens actifs de « l’aide médicale à mourir », devant toute suggestion qu’il peuvent y avoir, même, des effets psychologiques négatifs à craindre suite aux procédures accomplis.

     À titre d’exemple, je reproduis ici un extrait partial, des analyses d’expériences professionnels, tiré du Rapport finale du 2ieme conférence annuelle (2018) de CAMAP (Canadian Association of MAID Assessors and Providers) :

     « Tous les prestataires ont trouvé l’expérience de la prestation de l’AMM profondément positive et enrichissante »

     Eh bien : voilà une déclaration globale qui ne laisse que peu de place aux doutes concernant la sécurité psychologique de cette pratique !

     De plus, il existe, aussi, de nombreuses déclarations individuelles qui suit la forme générale : « j’ai procédé à l’euthanasie de « x » patients (voir, x dizaines ; x centaines) et je ne me suis jamais mieux senti … ».

     D’Accord. Mais, avec un petit point d’ironie on pourrait remarquer que de telles propos soient très facile à récolter, aussi, parmi les prisonniers détenus à la suite de crimes violents. Mais surtout, ces sentiments, qui courent si clairement à l’encontre des réactions ressenties réflexivement par tant d’autres personnes, devraient nous convaincre qu’il existe une grande variation dans la psyché humaine, ce qui soutiendrait, prima facie, la notion qu’il soit souhaitable de pratiquer une sélection sérieuse parmi les candidats postulants à de telles fonctions.

— Une stratégie nécessaire de mitigation des risques personnels et sociétaux : la certification individuelle, et la restriction du nombre total des euthanasistes

     Voilà la dernière et ultime sauvegarde que nous pouvions déployer face aux ravages, personnels et sociétaux, que la prudence élémentaire nous amène à craindre devant la pratique généralisée de l’euthanasie : nous pouvions simplement limiter le nombre d’intervenants, individuellement certifiés et mandatés, au strict minimum requis pour satisfaire à la demande suicidaire. De ce fait, nous limiterions aussi le nombre de personnes exposées aux risques appréhendés.

     Sur le terrain, cela signifierait que certains individus deviendraient des spécialistes de l’évaluation des demandes suicidaires et/ou des spécialistes préposés aux gestes mortels ; mais pour la vaste majorité des médecins, occupée uniquement à prodiguer des traitements à l’intérieurs des bornes traditionnelles de la médecine hippocratique, la demande d’assistance au suicide serait simplement reçue comme un refus global de soins, tant curatifs que palliatifs, qui les enlèverait tout autorité, et du même coup, les libèrerait de toute responsabilité dans le décès du patient, car l’évaluation de la demande, et les gestes subséquents, seraient l’œuvre de spécialistes formés à cette fin.

     L’effet d’un tel politique serait, je crois, dramatique et évident. Car au lieu de voir une centaine de médecins (probablement accompagnés par deux ou trois cents assistants, infirmières et autres), chacun impliqué directement dans au moins une mise à mort médicale, et chacun potentiellement sujet aux doutes intimes (ainsi qu’à l’exclusion social réservée aux homicides), il y aurait (pour réaliser la même centaine de suicides assistés), seulement un ou deux intervenants, seulement un ou deux vies infectées, un ou deux cas de dépression, toxicomanie, alcoolisme, divorce, ou suicide, — et en ce qui concerne la santé du corps médical dans sa dimension économique : au maximum, un ou deux professionnels à remplacer.

     Surtout, nous nous trouverions, collectivement, dans une position optimale pour prévoir, prévenir, et éventuellement pour remédier aux problèmes inévitables, car le petit nombre de personnes concernées nous permettrait à y consacrer un maximum de ressources. Nous pourrions, donc, réellement répondre à notre devoir éthique : les postulants à cette carrière seraient vraiment des volontaires ; ils en seraient vraiment informés des dangers possibles ; leur pratique serait vraiment suivie dans le temps ; et des ressources d’atténuation seraient vraiment disponibles pour répondre à leurs problèmes au besoin. Bref, je ne prévois autre chose que d’avantages importants au cas où la décision sserait prise, de restreindre le nombre de personnes impliquées dans le mandat homicide, dont chacun serait individuellement certifiée à fin d’en assumer la responsabilité.

     (Aussi, faudrait-il signaler en passant : les besoins du patient-type non-suicidaire serait respectés, également, sous un tel régime, et la condition essentielle de confiance envers le médecin serait maintenue, car tout patient pourrait toujours présumer de l’allégeance hippocratique du médecin traitant.)

— La politique contraire épousée par les responsables canadiens

     Malheureusement, d’autant plus grande serait notre déception, voir notre étonnement, à constater que les pouvoirs politiques s’entêtent, dans les faits, à agir dans un sens exactement contraire !  Dans la circonstance présente, pour répéter l’essentiel : la pouvoir politique s’est décidée à fournir, à tout médecin et probablement à toute infirmière aussi (voir à des centaines de milliers de personnes), l’autorisation de pratiquer l’euthanasie – de passer outre aux tabous universels contre l’homicide– sans autre formalité, ni de sélection initiale, ni de formation, ni de certification individuelle, ni de suivi dans le temps, c’est-à-dire, sans le moindre égard à la protection des professionnels ainsi utilisés, ni à celle de la collectivité !

     Mais alors (devions-nous de nous en demander — avec tout retenu et respect) : Comment ça ?

     Tenterait-t-on de nous rassurer, encore, avec l’idée simpliste que chaque médecin puisse suivre librement sa conscience ? Mais assurément, il ne s’agit que d’une illusion facile.

     Pour dédramatiser le discours, enfin, et pour exposer l’importance des dégâts appréhendés de manière encore plus crue dans la trivialité du quotidien, insistons seulement, une dernière fois, sur la nature constante et aléatoire des risques encourus par chaque professionnel actif : que n’importe quel médecin peut se trouver subitement interpellé par l’impératif décisionnel, à n’importe quel instant, du moment qu’un seul patient lui en impose le devoir.

     Ne serait-il pas plus juste, alors — et de bien plus honnête — que d’admettre dans tel cas, qu’il n’y resterait que la liberté de choisir la forme que prendrait sa crise de conscience ? Car le fait de refuser la demande du patient, tout autant que le fait d’y donner suite, peut enclencher un engrenage, de questionnements et de culpabilités, dont l’aboutissement serait totalement imprévisible — trivial pour certaines, mais fatal pour d’autres.

     Et la gravité de la crise engendrée n’aurait rien à voir avec la fréquence des gestes consentis : car, comme beaucoup de soldats nous affirmeraient, c’est le premier qui fait le plus mal.

     L’expérience collective est entièrement limpide sur ce point : un seul cas d’homicide, même pratiqué avec les meilleures intentions du monde, peut suffire pour déstabiliser la psyché humaine de façon permanente ; aussi, les regrets fondés dans un sentiment de culpabilité contraire, d’avoir manqué au devoir d’agir, peut en faire tout autant. Comment peut-on, au juste, cautionner une situation où chaque médecin peut être fortuitement exposé, de par l’opération de la chance pure — et à n’importe quel moment de sa carrière — à de telles exigences ?

     Posons la question, alors, lucidement de nouveau : outre toute considération d’ordre éthique ou moral — Comment peut-on, rationnellement, agir avec une telle rudesse à l’égard de cette ressource humaine unique, si nécessaire, si dispendieuse de formation, et si difficile de remplacement ?

     Comment justifier cet usage abusif de ressources humaines ?

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section V : Considérations pratiques : pertes financières et humaines à prévoir suite à l’utilisation des professionnels médicaux comme agents homicides — Chapitre : Instrumentalisation de la Mystère médicale pour rendre acceptable l’euthanasie)

— Les irréductibles

(Tome Premier : Partie C : l’euthanasie et la médecine : Section III. Société en rupture : Chapitre : La Prohibition (II) : une histoire complexe revisitée dans sa dimension humaine : — Les irréductibles)

The Bottle (1847) par George Cruikshank (1792 – 1878), Gravure IV : « D’horribles disputes et de violences brutales sont les conséquences naturelles du recours fréquent à la bouteille »

.

       Au début du siècle, les maux de l’alcool étaient personnifiés dans des caractères — des caricatures plutôt — d’une grossièreté qui ait pu rivaliser avec celle de Guignol et Polichinelle : d’une côté la figure détestable de l’homme sale, bête, brutal, et ivre, qui dépensait toute sa paie sur la boisson (au cas peu probable qu’il travaillait) et qui ne reviendrait dans la demeure familiale que pour battre sa femme et augmenter le nombre de sa progéniture pitoyable (mal vêtus ceux-ci, squelettiques, périssant de froid et de faim) ; de l’autre, un caractère de femme, mi victime, mi bourreau, mais uniformément saoule (probablement prostituée ; certainement vicieuse), qui produirait avec une parfaite régularité annuelle, des enfants malheureux : qu’elle battrait à son tour ; qu’elle vendrait aux concupiscents ; et surtout, qu’elle abandonnerait, dans le faim et dans le froid (elle aussi), pour poursuivre sa débauche.

     (Il faudrait avouer, aussi, que dans le monde décrit, largement sans sécurité de vieillesse, sans sécurité des travailleurs, et spécifiquement sans aide aux femmes et enfants, autre que les maigres pensions des veuves et des orphelins — dont les divorcées, les femmes abandonnées, et autres mères célibataires, étaient explicitement exclues — sans contraception ni avortement — il serait facile de comprendre que de vraies personnes correspondant à ces types ne serait pas difficile à produire en exemple.)

     Pourtant, cette description ne fait que reproduire un discours millénaire à l’égard de la morale (et de la brutalité de la vie) des classes inferieures (« là où le sang dégradé lutte avec la misère »). Et si toutes les lois et tous les dictats moraux du passé n’avaient aucunement pu changer ces réalités — malgré une répression sans retenue appliquée même à l’égard des plus faibles (voir Hugo, Dickens, Goldsmith, Fielding, Cervantes, et al.) – nous nous devions de nous demander comment les prohibitionnistes aient pu imaginer y pourvoir changer quoi que ce soit.

     Car, il existait, aussi et depuis belle lurette, une lucidité profonde teinte de pessimisme ancestral — d’expérience tant répétée — qui trouva son expression populaire dans la formule évangélique familière : « Les pauvres seront toujours parmi nous ».

    J’en auraient connu plusieurs, vivant à cette période, des deux côtés de ce différend. J’en aurais connu, d’abord, ceux dont la culture traditionnelle excluait, à toute fin pratique, les boissons fortes ; et qui, sous l’effet de l’enthousiasme prohibitionniste, aient renoncé à la boisson tout à fait. Et j’avoue que l’ordre, l’activité et la prospérité de ces gens, à l’époque et encore de nos jours, demeure quelque peu intimidant, même pour quelqu’un qui fut né parmi eux.

     Mais à l’opposé, j’en aurais également partagé la connaissance, intime, de ceux pour lesquels la consommation de l’alcool fut une valeur fondamentale, traditionnelle — presque religieuse — et absolument non-négociable. Les morts, les familles en drame, les vies brisées autour d’eux : rien ne pouvait les changer d’idée à ce sujet.

     Et en fin de compte, la production de l’alcool distillé n’est pas très difficile — dangereuse peut-être, mais pas difficile — et il y aurait toujours de la contrebande pour fournir un produit de meilleure qualité.

     Alors la résistance s’engageait dans une passivité sourde dont le noyau se révèlerait inflexible par la suite. Et si la plus visible partie de cette minorité délinquante se trouvaient dans une classe regardée déjà avec mépris, réputée pour se composer d’impotents et de victimes, incapables (d’après les préjugés courants) de vivre avec décence ou de nourrir leurs enfants, cette tranche mal-aimée de la population se serait quand même montrée, dans cette seule particularité, pleinement capable de faire vivre une société parallèle, dans l’illégalité complète, et ce, dans la face d’une répression organisée de manière scientifique, au nom de la grand majorité de leur concitoyens.

     Comme conséquence, d’ailleurs, l’opinion publique à l’égard de ce groupe devenait de moins en moins généreuse, et de plus en plus accusatrice. On se demandait par exemple, comment ces « victimes », incapables et désorganisées, ne parvenaient jamais à améliorer leur sort, eux et leurs enfants, vu l’effort et l’intelligence, pleinement suffisants, qu’elles aient su employer pour survivre dans l’état illicite.

— La conteste se généralise

     Mais la lutte contre l’alcool ne pouvait pas, pour autant, se transformer en lutte de classe, car — fait très important — les dix pourcents délinquants ne se trouvaient pas entièrement isolés au bas de l’échelle sociale ; ses membres se trouvaient, aussi, à tous les niveaux de la société : industrialistes, politiciens, bourgeois et policiers. Car la consommation immodérée de la boisson (comme nous aurions appris, également, face aux drogues illicites), ne tient pas seulement d’une classe sociale ni d’une ethnie particulière : ce serait une pathologie de constitution et de comportement, qui se propagent à travers tout le corps social.

     L’alcoolisme s’est révélé, alors, comme une sorte de confrérie souterraine avec ses tentacules partout : dans toutes les professions, dans toutes les communautés, et dans la plupart des familles.

— Le dénouement

    La lutte était longue ; elle était sincère ; et elle était parfois farouche ; mais elle était aussi inlassable, et sans issue apparente.

     Bien sûr, une partie irréductible des gens buvaient tout autant : avant, pendant, et après la Prohibition. De ce côté, rien de nouveau. Mais l’activité criminelle, elle, grâce aux dimensions énormes des intérêts économiques impliqués dans la satisfaction illicite de ce marché omniprésent, atteignit un niveau jamais vu, ou imaginé. À la fin, avec son institutionnalisation et sa pénétration corrompue dans tout le corps juridique et politique du pays, cette criminalité posait une véritable menace au régime américain de lois démocratiques — rien de moins.

     Furent attaquées, aussi, les familles « biens » (qu’elles fussent nanties ou modestes) dans leur félicité domestique, dans la certitude de leur intimité inviolable, et dans la distance respectable qui les auraient séparé, normalement, des fréquentations plus dangereuses. Car grâce à la disparition des points de vente « convenables » de l’alcool, les liens préexistants entre la boisson, le jeu, la prostitution et tout le reste du milieu dit « vicieux », transperçaient totalement les barrières conventionnelles qui protégeaient, auparavant, la bonne société. Du jour au lendemain, les alcooliques respectables devenaient les amis de fortune des criminels endurcis, tandis que les jeunes bourgeois, filles et garçons désireux d’aventure, fréquentaient par nécessité les mêmes lieux que ces enfants publiquement abusées que l’on appelait, jadis, « putains », ainsi que leur contrepartie masculine du gangstérisme ambient.

     Éventuellement, les antagonismes sociaux, au moins dans les sentiments, s’approchaient presque d’un état de guerre civile. Et ce serait là, devant ce constat d’une déchirure aussi profonde dans la chaire sociale, que la majorité morale aurait perdu sa belle assurance… et alors, son ascendance.

     Pourtant, la société avait bien choisi la tempérance comme condition nécessaire d’une future fortement désirable. (L’initiative semblait si admirablement choisie pour améliorer la vie en société — éminemment scientifique et progressiste.) Mais sa réussite aurait dépendu, finalement, de la volonté de répression avec laquelle elle serait poursuivie, non seulement sur le coup, mais à la longue (en permanence, pour vrai dire) — à la manière des autres interdictions permanentes comme celles maintenues à l’endroit du vol, ou de l’homicide. Et ce fut, de toute apparence, précisément dans la réticence publique de rencontrer cette obligation de répression, avec décision et fermeté, que la Prohibition s’est perdue.

      Or, ce fut, aussi, un fait inusité et presque unique (avec des conséquences énormes pour le futur) : que la partie forte se soit effacée devant la plus faible ; et que la grande société ait abdiqué, ainsi, dans sa fonction évolutionnaire d’auto-détermination culturelle, devant une épreuve de force (possiblement existentielle) dans laquelle, malgré tout, elle se trouvait largement en position de supériorité.

    Dans l’amertume pour certaines, alors, et dans la joie pour d’autres (mais surtout dans une lassitude, excédée, qui s’est finalement exprimée de la part des chancelants majoritaires) : après 13 ans, la prohibition fut abandonnée, le 5 décembre, 1933. Désormais, les initiatives législatives chercheraient à taxer, à règlementer, à encadrer, et oui, même à restreindre le commerce de l’alcool — mais jamais plus à le proscrire intégralement.

     Ce fut un moment charnière dans l’histoire de notre civilisation.

Ainsi coulât la Prohibition

.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Société en rupture – Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — Comment expliquer cette abdication du plus fort devant le plus faible ?)

Chapitre – L’Exception érigée en règle, ou : Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir

(Tome Premier – L’Euthanasie et le choix : Partie B – L’Euthanasie et la clientèle : Section II – La morale et la loi : Chapitre – L’Exception érigée en règle, ou : Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir)

« Through the Looking-Glass, and What Alice Found There » (1871) par Lewis Carroll (Charles Lutwidge Dodgson, 1832 – 1898), Illustration par Sir John Tenniel (1820 – 1914) : « La vitre commençait à fondre dans une brume argentée … »

— L’effet de l’exception

    J’aimerais souligner, à cette joncture, un corollaire du procédé de la morale traditionnelle, au sujet des exceptions aux règles, qui touche de près le discours présent, soit : que l’admission d’une exception, loin d’être un fait trivial, devient une opération morale de la première importance.

     En fait, cette admission devient fonctionnellement équivalente à l’identification d’un nouveau « bien » (et même d’un bien supérieur !) car l’exception serait admise uniquement pour permettre la réalisation du meilleur choix dans un cas particulier. Ou autrement dit : Si le choix ne s’imposait pas de par sa supériorité morale, on n’admettrait pas l’exception !

     En conséquence, d’autant que l’interdiction soit impérative, d’autant, aussi, doit être la force de justification requise pour la supprimer, c’est-à-dire, pour cautionner l’exception. Or, les interdits au sujet de l’homicide qui furent annulés pour permettre la pratique de l’euthanasie (interdits du Code Criminel du Canada), sont littéralement les plus forts connus, et, alors, ainsi serait-il, aussi, de la force de l’exception.

— L’Application de ce principe dans l’analyse des exceptions retenues pour décriminaliser l’euthanasie

     À l’origine, même la prohibition du suicide était absolue. Elle était assortie de sanctions sévères : la tentative de suicide, non réussie, pouvait (et peut encore) aboutir dans un emprisonnement protecteur de duré indéterminé ; tandis que la réussite fut punie, elle — au moins parmi les gens de l’Ère Chrétienne — non seulement avec la confiscation des biens du décédé (une forte protection contre les pressions rapaces exercés par des héritiers peu scrupuleux), mais aussi, en empêchant le corps du coupable d’être enterré suivant les rites jugés nécessaires pour la salvation de son âme.

     Mais, ce n’est pas encore là, la principale : car l’euthanasie ne se relève pas du seul suicide ; alors, même si le suicide pouvait se décriminaliser (Canada, 1972) sans affirmer la nature éthique du geste, il n’en fut pas ainsi avec le suicide assisté et l’euthanasie, eux, qui sont l’œuvre de tierces personnes. Ces gestes, jadis, furent punis, sans distinctions particulières, comme des meurtres simples, puisqu’ils furent prohibés en vertu de cette interdiction qui étaient — de tous temps — la première parmi toutes : l’interdiction contre l’homicide.

     Or, ce serait à cette interdiction ancestrale, ainsi qu’à tout le bagage philosophique qui l’entoure, à laquelle certaines visionnaires se seraient attaquées sous la bannière de la « Mort dans la Dignité ». Mais paradoxalement, aussi, et grâce à « l’autorité de l’exception », ce serait, également, toute la force de cet interdit qui se trouve présentement instrumentalisée dans la promotion de la mise-à-mort médicalisée.

     Car il ne peut y avoir d’ambiguïté sur ce point : le « bien » présumément représenté par la mise-à-mort exceptionnellement autorisée, doit être réputé supérieur aux bienfaits d’un maintien intégral de l’interdit de tuer ; et en corollaire : le fait de tuer un individu à l’intérieure des définitions de l’exception accordée, serait un geste réputé de vertu équivalente (ou encore plus grande) au fait d’empêcher la mise-à-mort de tout autre personne, dans toute autre circonstance.

     Tel serait, d’emblée, la signification et l’exigence de l’exception morale (si exception légitime il y en a). Seulement de cette façon peut-on comprendre la nouvelle doctrine distillée à partir du jugement de la Cour Supreme du Canada (2015) — tant étonnante et encore totalement opaque pour la compréhension intuitive de plusieurs — que le refus de tuer quelqu’un puisse constituer un atteint à son droit vital.

— La justification de l’exception

     Décidément, pour justifier de telles conclusions, ça nous prendrait des mobiles d’exception qui soient extrêmement sérieux. Et la seule volonté de mourir ne saurait suffire à cette exigence : le code criminel spécifie toujours, en toutes lettres et sans détours, qu’il soit un crime de tuer, même si la victime désire et demande la mort ; et encore plus certainement, aucune intensité de désir suicidaire ne pourrait jamais obliger la collectivité de prendre la vie à quelqu’un.

     Par contre, une exception impérative fut créée autour du simple fait de souffrir d’une condition médicale : d’être malade ou d’être handicapé. Dans ce cas, les professionnels de la santé auraient non seulement la permission, mais bien le mandat, de tuer.

     Alors quand on nous dit, comme ce serait souvent dit — avec force et avec émotion — que la justification principale de l’exception soit la volonté de la victime, nous nous devions de comprendre que ce ne soit pas juste — au moins, pas en ce qui concerne cette exception, spécifique, telle qu’elle soit définie de nos jours.

     Ce serait possible, bien sûr, d’articuler une exception qui soit réellement fondée dans la volonté de mourir, mais puisque la loi que l’on connait n’autorise personne à chercher l’assistance à mourir — autre que les malades et les handicapés — force est de conclure que la raison d’être, et la condition essentielle de l’exception dans sa forme actuelle, soit la maladie ou le handicap, et non la volonté.

— La dérive face aux attentes ; et face, peut-être, à l’intention

     Voilà des faits très crus, certainement très dérangeants, mais qui demeurent toujours des faits, dont nous ne pouvions pas nous en échapper, grâce à la nature des opérations morales employées (de prohibition catégorique et d’exception) – ainsi que les formes de loi qui en découlent

     Oui. Il se peut bien que le lecteur moins méfiant puisse vouloir céder à la tentation de tourner des coins ronds dans l’argumentation, d’affirmer, par exemple : que nous nous comprenions mieux que ça ; que nous ne nous trompions pas dans l’intention véritable ; que de toute façon, l’important soit de répondre à l’impératif dans l’action, et de secourir les souffrants dans le besoin – et non pas de s’embourber dans d’obscurs distinctions théoriques. Pourtant, les idées, les justifications — les raisons de nos gestes — produisent aussi des effets dans la réalité : qui sont distinctes de celles des gestes eux-mêmes ; et qui peuvent être encore plus importants qu’eux.

     Or, le principe moral, articulé dans la loi d’exception qui aurait donné naissance à l’aide médicale à mourir, semblerait clairement nous enjoindre cette maxime : qu’il soit repréhensible de tuer quelqu’un de bien-portant, même si cette personne nous en supplie ; mais qu’elle soit, tout au contraire, un geste vertueux — et même un devoir collectif — de tuer toute personne malade ou handicapé qui en ferait la demande identique.

     Plus encore : à la limite extrême du constat incrédule, nous serions appelés, aujourd’hui, à créditer cette proposition invraisemblablement sinistre : que la société canadienne (telle qu’exprimée dans ses lois et dans ses institutions) procéderait délibérément à la liquidation finale des individus malades ou handicapés — et ce jusqu’au tout dernier — à la seule condition que ces personnes en signifient leur consentement.

     (Et ce faisant, loin de ressentir les relents de l’hésitation ou du remords, nos mandataires homicides seraient encouragés à se féliciter dans la satisfaction d’un devoir noble de compassion, vertueux et loyalement accompli.)

     Impossible dans ce cas (soutiendrais-je avec énergie), d’échapper à la conclusion triste que la mort des personnes malades et handicapées soit socialement accueillie, de nos jours, comme un bienfait, en principe et en général. Car visiblement, la collectivité aurait fondé cette loi d’exception décriminalisant l’euthanasie — à la négation même de l’interdiction de l’homicide — sur une présomption de bien dans la mort de ces personnes.

     (Remarquez bien, à ce sujet, qu’il importe peu que cela soit arrivé délibérément ou par accident : les extravagances observées dans la mise en application de l’euthanasie, à travers l’industrie médicale canadienne, sont toutes aussi réelles, qu’elles soient les effets d’un dessein conscient, ou les simples sous-produits aléatoires de compromis politiques contextuels.)

     Voilà donc, le plus pernicieux des effets de l’application malencontreuse de cette logique d’exception catégorique, soit : le cautionnement officiel qui serait maintenant accordé aux préjugés populaires — préexistants et défavorables – au sujet d’une moindre valeur dans la vie des personnes qui souffrent de maladies chroniques ou d’handicaps irréversibles, qu’elles soient de nature psychologique ou physique.

« Un moment de plus et Alice avait traversé la vitre … »

.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Chapitre : L’Exception érigée en règle, ou : Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir — La confirmation fortuite de préjugés ancestraux)

Chapitre : La dominance historique de l’idéal hippocratique : à l’Antiquité ; au cours de la Période Chrétien ; et dans la Modernité jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section II: Hippocrate : tradition et histoire de la profession médicale — Chapitre : La dominance historique de l’idéal hippocratique : à l’Antiquité ; au cours de la Période Chrétien ; et dans la Modernité jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle)

.

Le lavement, un traitement fortement recommandé par Hippocrate (illustration médiévale)

.

 — Indices remarquables de la place privilégiée des doctrines Hippocratiques au sein des civilisations Hellénique et Latine

    L’idéal hippocratique, avec le serment qui distingue ses disciples, se propageait très avantageusement sur le terrain de la concurrence médicale pendant toute la période Classique. Il passa des Grecs aux Romains, et grâce à l’entremise des successeurs illustres d’Alexandre de Macédoine, ainsi que les Césars des Sept Collines, il se trouva ultimement disséminée à travers tout le monde alors connu.

     Le témoignage le plus éloquent à cette réussite doctrinale se trouve, d’ailleurs, dans le simple fait que nous possédions encore les écrits hippocratiques aujourd’hui. C’est-à-dire, que parmi les quelques rares fragments qui nous restent en patrimoine, issus du monde pré-Gutenberg des Gréco-Romains, les ouvrages des disciples d’Hippocrate se firent copiés et conservés avec suffisamment de soin pour nous être éventuellement remis — largement intacts et de sources multiples — en plus de trouver Hippocrate, lui-même, respectueusement mentionné en bien, et cité en autorité, par de textes classiques provenant d’autres auteurs.

     Ne seraient distingués, de telle manière, qu’un infime nombre de personnes issues de ce passé lointain ; et cette distinction inusitée témoignerait du prestige incontestable d’Hippocrate, quels que soient les faits réels, relatifs au passage éphémère de cet homme dans ce monde. Ou pour être absolument certain : Hippocrate de Cos était — et demeure encore de manière profondément significative – le Père de la pratique et de la profession médicale, nonobstant les détails historiques concernant les origines ou la transmission de ses doctrines, et même à la rigueur : qu’il ait véritablement existé, ou non. Car, quel qu’il en soit des controverses qui entourent la légende : étudier la philosophie et l’éthique de la pratique médicale signifie, en premier lieu, étudier la doctrine hippocratique.

     Par conséquent, aussi, il ne devrait rien y avoir de surprenant, pour nous, ni dans les témoignages de l’enthousiasme avec lequel les maîtres de la Renaissance auraient repris ces idées ; ni dans la place importante occupée par celles-ci dans la formation des écoles embryonnaires de la médecine à l’intérieure des proto-universités européennes. Et de ce fait, l’adhérence à la tradition hippocratique serait devenue à peu près omniprésente parmi les médecins issus de ces écoles, ainsi que les disciples subséquemment formés par eux ; ce qui voulait dire, en somme : qu’à partir de cette époque la quasi-totalité de la médecine occidentale savante devint associée à l’idéal hippocratique, avec (au moins en théorie), tous les mêmes bénéfices dans la relation de confiance entre patient et médecin que nous ayons catalogués dans la période classique.

L’Université de Paris, 14ieme siècle

— Hippocrate au cours de l’Ère Chrétienne

     Pourtant, il y avait une différence très importante entre le monde païen des Gréco-Romains et la société européenne issue de l’Haute Moyen Age ; et cette différence résidait, avant tout, dans le monopole, au sein de cette dernière, des dictats moraux de l’Église Chrétienne.

     Comme principe dominant d’organisation sociale, cette morale absolue aux mains des potentats religieux ascendants — que ce soit d’influence supranationale comme les Papes de Rome, ou essentiellement locale, à l’image du régime Calviniste à Genève — ne se contentait pas de l’articulation d’idéaux de conduite vertueuse, ni de l’exhortation des gens vers l’adhérence raisonnée à ceux-ci (comme firent les écoles philosophiques de l’Age Hellénique), mais s’efforçait, plutôt, d’en imposer l’essentielle dans la forme d’une doctrine unique, supportée par une pratique religieuse uniforme et constante.

    Or, pour comprendre cette période il faut surtout comprendre la simplicité catégorique des jugements moraux épousés. Et c’est ainsi que nous sommes ramenés à la clarté des bornes intellectuelles reconnues par le poète Shakespeare et défendues par lui dans la personne de son Prince de Danemark (circa 1600) : car toutes les différences de nationalité, de géographie, et même de culte Post-Réformation nonobstantes, le Dieu des Chrétiens ne permettait pas le suicide (ni, on peut ajouter ici, l’abrégement des souffrances).

     On s’aperçoit, alors, de deux tendances déterminantes : premièrement, que l’idéal hippocratique se trouva en harmonie avec la morale Chrétienne ; et deuxièmement, comme suite de cette heureuse concordance, que le monopole de l’un garantissait le monopole de l’autre. Et c’est ainsi que la médecine d’Hippocrate devenait, progressivement et à travers tout le monde occidental, la seule médecine officielle — c’est-à-dire, la médecine tout court — telle que nous l’ayons connu jusqu’à très récemment, et en large partie, telle que nous la connaissions encore de nos jours.

     Pour être parfaitement claire : les pratiques des guérisseurs préhistoriques — de meurtre, d’assistance au suicide, d’euthanasie, ou d’avortement — continuaient (et même se perfectionnaient) dans la période chrétienne. Mais la tolérance flexible dans le jugement publique — ce résultat du côtoiement pêle-mêle des cultes divers et excentriques — cette cohue morale qui caractérisait le monde polythéiste de l’antiquité — fut maintenant remplacé par une vision monolithique du cosmos ; et les prétentions aux pouvoirs de la connaissance, naturelles ou surnaturelles, qui ne se réclamaient pas de l’orthodoxie des institutions chrétiennes, furent vigoureusement repoussées à la marge sociétale.

     Au bas de l’échelle sociale, les adeptes survivants des traditions populaires préchrétiennes se trouvaient redéfinis en sorciers et en sorcières ; tandis qu’en haut de cette gradation humaine — là où les prétentions érudites réclamaient les titres augustes de « Maitre » ou de « Docteur » (dont on peut retenir le type subséquent du « Dr. Faustus » écrit par Christopher Marlow, cira 1590) — de nouveaux philosophes/savants (et souvent eux-mêmes des hommes d’Église) furent nés dans la découverte d’une antiquité disparue, intimidante de par sa grandeur magnifique et tant captivante pour les curieux téméraires — ceux enfin qui cherchaient le pouvoir occulte à travers les traces, tièdes mais encore séduisantes, non seulement des Grecs et des Romains, mais des Mages Persiques aussi, des Astrologues Mésopotamiens, des Égyptiens, des Hébreux ; et à la fin, risquaient gros parmi leurs paires, dans la présomption (et même dans la prétention) de fréquentations diaboliques.

     Cependant, tel que nous l’aurions déjà remarqué au sujet des shamans considérés en général : plus ces hommes et ces femmes furent perçus en adversaires du Dieu chrétien, c’est à dire, plus qu’ils furent perçus en agents du mal — damnés et alliés aux forces sataniques  — plus ils furent craints et, paradoxalement, plus ils furent respectés aussi, par le monde croyant ; et par conséquent, plus les gens autour — des plus simples au plus raffinés, et incluant même les Princes de l’Église et les Têtes Couronnées des états souverains — furent parfois enclins, non seulement à créditer leur prétentions au pouvoir, mais bien à en retenir très chère leurs services (et cela même au prix présumé de risque mortel au salut de l’âme éternelle) – et tout ça dans la poursuit illicite de la richesse, de l’amour, du pouvoir conquérant, ou, en ce qui nous concerne ici : de la protection (ou la destruction) des vies humaines.

     Pourtant, tout cette activité, plutôt ouverte à l’antiquité, fut pratiquée dans la clandestinité absolue au temps des Chrétiens, tandis que la médecine qui s’harmonisait avec la nouvelle morale dominante, c’est à dire, une médecine maintenant fermement greffée sur la souche hippocratique, fut officiellement évacuée — et divorcée — des pratiques destructrices antérieures, de par une opposition manichéenne partout comprise : de Médecine Blanche, et de Médecine Noire.

Faust et Méphistophélès, circa 1620

— L’avortement : un exemple particulièrement instructif pour comprendre l’évolution future de l’euthanasie

(Tome premier – ­ Partie B – Section III : Pente Glissante – Chapitre : Souffle d’une mouvance multi-centenaire vers l’émancipation individuelle : le divorce, l’homosexualité et l’avortement)

.

     Sans vouloir aborder, ici, le fond de ce débat central de notre époque, il existe dans le phénomène et dans l’accommodement social accordé à la pratique de l’avortement — autant dans les similitudes que dans les différences — plusieurs leçons utiles qui puissent illuminer notre étude de l’euthanasia.

     D’abord, tout comme le suicide, l’avortement est un phénomène qui comprend la mort ; et le traitement social de sa pratique touche, ainsi — de très près — notre conscience collective à l’égard de la valeur de la vie humaine, ainsi que notre volonté collective de protéger celle-ci. Encore, tout comme l’euthanasie, ce sont les médecins qui furent appelés à poser les gestes moralement controversés des interventions avorteuses ; et par conséquent, c’était chez grand nombre de ces derniers que les plus vives inquiétudes se soient manifestées face à l’avortement, exactement comme ce fut le cas devant l’euthanasie volontaire, cinquante ans plus tard.

     En somme, le débat sur la légalisation de l’avortement se présenta, à ses débuts, dans de termes très similaires — et avec plusieurs intervenants presque identiques — à ce que nous aurions connu, dernièrement, dans nos délibérations face à la mort volontaire médicalisée. Manifestement, l’avortement et l’euthanasie sont intimément liés dans l’esprit social, et se trouvent de plus près encore dans la culture médicale. Rien, alors, ne serait plus raisonnable que de prévoir que l’évolution subséquente du suicide assisté suivra la voie que l’on ait connu avec l’avortement.

     Or, l’avortement, quoiqu’expressément exclu de la pratique médicale par les successeurs d’Hippocrate (et catégoriquement défendu en mal par la morale – et par la loi — traditionnelle), fut éventuellement légalisé, partiellement, au Canada (1969) suivant une logique médicale de protection de la vie de la mère.

     Selon la nouvelle loi, chaque avortement dite “thérapeutique” — pour le distinguer de l’avortement purement discrétionnaire (toujours formellement interdit) — fut autorisé par un « comité thérapeutique » comportant trois médecins qui devaient attester solennellement que la santé de la mère serait gravement hypothéquée à moins de terminer la grossesse par une intervention avorteuse.

     On ne pourrait trouver mieux, je soumets, comme parallèle aux formalités attachées à la pratique actuelle de l’euthanasie volontaire. Car, tout comme les étapes décisionnelles imposées sur les praticiens de l’euthanasie (l’exigence de consultation et d’opinion collaboratrice obtenue auprès d’autres médecins), les comités thérapeutiques d’antan prétendaient fournir un cadre objectif pour évaluer la légitimité médicale des interventions demandées.

     Mais dans les faits, et presque dès le départ, ces décisions furent plutôt rendues selon les caprices discrétionnaires des médecins en présence : tantôt plus restrictifs — tantôt plus libéraux — dépendant seulement des penchants, traditionalistes ou progressistes, des comités dans chaque endroit. Car, les médecins, dans certaines parties du pays, se tenant à une interprétation très stricte de leur mandat,  n’autorisaient que très rarement les avortements thérapeutiques, tandis que dans d’autres endroits, les médecins activistes rivalisaient entre eux sur le terrain de la créativité, en interprétant la “santé” de la mère dans ses dimensions les plus larges, soit : physiques, psychologiques, et même sociales — ce qui aboutit rapidement, dans certains centres, à l’acceptation quasi-automatique de toute demande reçue.

     Alors, en quête d’objectivité dans notre assimilation de l’euthanasie volontaire (avec l’application de critères médicaux et devant le flou des critères retenus) — tout comme au premier temps de la légalisation de l’avortement — nous ne faisons que remplacer le caprice subjectif de celui qui en fait la demande, par le caprice subjectif de celui qui doit en faire l’évaluation. Pourtant, confronté avec un tel choix, ne serait-ce pas, logiquement, le jugement du premier concerné que nous nous devions de retentir ? Et dans le cas du suicide, et dans le cas de l’avortement ?

     Dans tout cas, on ne peut que s’apitoyer sur le vécu des médecins plus naïfs à l’époque (dont j’aurais eu le privilège d’en connaitre intimément), qui se prêtaient de bonne foi à cet exercice, et qui agonisaient consciencieusement sur le sens profond de chaque décision fatale. Car encore une fois, la fameuse santé maternelle n’a jamais reflété le vraie mobile politique derrière la légalisation de l’avortement, qui lui, s’exprimait dans un langage, on ne peut plus clair, affiché sur les pancartes de chaque manifestation, soit :  « L’avortement gratuit sur demande ! »

     Alors, pour l’avortement, comme pour le divorce ou l’orientation sexuelle – et tout comme aujourd’hui dans le cas du suicide assisté — le principe philosophique qui animaient les militants en fut un de liberté individuelle totale dans l’expression de la volonté subjective, sans nul besoin de se justifier auprès des tiers. Et c’est ainsi que – inévitablement — les exceptions du départ n’eurent rien eu en commun avec les aboutissements.

     Aussi, l’avortement nous aurait fait cette démonstration avec encore plus d’éclat que le divorce, car, tandis que les statuts qui régissent cette dernière action retiennent toujours certains éléments de l’interdit originale — dans la forme et dans l’intention — la pratique de l’avortement aurait, littéralement, cassé la moule légale qui la contenait auparavant.

     Ce fut, d’ailleurs, encore une similitude très frappante entre l’avortement et l’euthanasie volontaire : que la fin des restrictions sur l’avortement fut le résultat d’un jugement de la Cour Supreme du Canada (Morgentaler, 1988) qui délégitima la loi existante et qui enjoignit les élus législateurs de la remplacer avec d’autre chose (une circonstance identique à l’effet de la décision Carter (2015) au sujet du suicide médicalisé).  Mais, à cette joncture, la profondeur de la division sociale autour de l’avortement fut pleinement révélée dans ce fait qu’il n’y était guère possible de garnir une majorité de députés autour d’aucun des textes de loi présentés.

     Il y avait, certes, une proposition centriste avancée, à l’image de ce qui se fait de nos jours en Angleterre, en Scandinavie, et dans la plupart des États-Unis ou le critère de la « santé » de la mère fut abandonné en faveur d’un système fondé dans l’étape de grossesse atteinte (soit un liberté complète au premier trimestre, un accès conditionnel au deuxième, et un interdit quasi-total au troisième) ; mais même cette proposition récolta des voix insuffisantes, car départagée également, des deux côtés extrêmes du débat, se trouva une majorité, constituée dans leur combinaison extraordinaire, des traditionalistes et des progressistes irréductibles, dont les uns exigeaient un interdit intégral, mais les autres, un accès illimité.

     Or, cette incapacité, canadienne, de remplacer la loi existante, aboutit dans une absence de loi complète au sujet de l’avortement — absence qui dure maintenant depuis plus de trente ans dans ce pays. Et je ne pense pas, d’ailleurs, que ce soit trop fantaisiste d’imaginer, éventuellement, un dénouement semblable pour les pratiques d’euthanasie.

     Mais quel qu’il en deviendrait des détails, l’évolution (en fait l’abandon effectif) des trois exemples d’interdits traditionnels cités — c’est à dire la contrainte de la liberté d’expression sexuelle, ainsi que le divorce et l’avortement – présage clairement un élargissement du droit-de-mourir — bien au-delà des bornes limitatives qui furent initialement proposées — pour accommoder progressivement la vraie liberté subjective qui soit, de fait, réclamée.

.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… Chapitre : La dynamique de contestation progressive des limites d’admissibilité à l’aide médicale à mourir