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janvier 2020 - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

— En Europe, des animosités irréconciliables ; en Amérique, une possibilité de concorde qui s’est actualisée par le choix

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — En Europe, des animosités irréconciliables ; en Amérique, une possibilité de concorde qui s’est actualisée par le choix)

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Aide alimentaire d’urgence, Toronto, Canada, circa 1933. De telles images d’hommes, attendant en queue pour recevoir une pitance de nourriture, auraient symbolisé, pendant presque cent ans, les terribles conditions de la Grande Dépression. Or, au contraire, ils immortalisent, plutôt, la réalité d’une crise meurtrière en grande partie avertie dans l’application humanitaire des surplus de la modernité.

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     Il existe une tendance post-moderne, malheureuse, de prétendre trouver une inévitabilité dans les grands courants historiques. D’après cette méthode, ayant identifié la force économique des États-Unis, l’expérience relativement atténuée de la Grande Dépression passerait comme une conclusion nécessaire, même évidente. Les conditions psychologiques, cependant, sont aussi importantes que les facteurs matériels.

     En Europe, pour faire cette comparaison, la même période entre-deux-guerres, s’est soldée par une suite de réactions autrement plus déplorables : la révolution Bolcheviste en Russie (accomplie en octobre 1917) s’est prolongée dans une guerre civile (1918 – 1922). Ensuite, la collectivisation de l’agriculture (avec la déportation et l’exécution des récalcitrants), jumelée avec la confiscation de quantités excessives de denrées (dans la face même de récoltes amoindries par sècheresse, 1932 – 1933) aurait abouti dans la morte de plusieurs millions de personnes. La famine, dans cette circonstance, artificiellement produit et délibérément entretenu, fut devenu un outil formidable de la politique répressive.

     Ailleurs, des luttes politiques similaires, accompagnées de violences partisanes constantes, opposaient les citoyens les uns aux autres dans tous les pays européens, et dans toutes les combinaisons possibles de socialistes, fascistes, démocrates, anarchistes, internationalistes et nationalistes : des luttes qui aboutissaient, à la fin, dans l’autoritarisme Fasciste en Italie (1925) en Allemagne (1934) et en Espagne (1939). Et pour finir, advint la plus grande calamité de toutes : une reprise générale des hostilités, dans la Deuxième Guerre Mondiale (1939).

     Devant ces évidences de haine enracinée dans de luttes inachevées et non concédées, il serait faux, à mon avis, d’attribuer les différences continentales à la seule supériorité économique de l’Amérique.

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Kharkov, Ukraine, 1933 : des citoyens démunis meurent publiquement de faim au cours d’une famine délibérément fabriquée, et utilisée en arme politique, par le régime Soviétique (Russe) qui souhaitait écraser, ainsi, l’opposition des paysans à la collectivisation agricole. De six à sept millions de personnes périrent.

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— Un départ frappant avec les habitudes du passé

     Par-dessus tout, au nouveau monde, y avait-il ce souffle frais de confiance moderne, qui arriva à son apogée immédiatement avant l’irruption de la Première Guerre ; une confiance tempérée dans l’expérience amère du conflit, peut-être, mais ressentie toujours au retour de la paix ; un mouvement général d’espoir fondé dans la promesse, matérielle, de nouvelles conditions associées au « progrès » technologique.

     Certes, il existait depuis belle lurette, une réflexion plus humaine au sujet de l’injustice du destin. Ce fut évident, pour tous, que même les personnes les plus vertueuses pouvaient être amenées subitement à la pire déchéance, par le hasard incontrôlable. Mais dans le monde préindustriel, les moyens n’existaient pas pour redresser ces torts (et certainement pas dans les situations extrêmes). Au contraire, il s’en est souvent cultivé, dans ces conditions, une dureté de comportement, une fermeture d’esprit et de cœur (mi-nécessaire, mi-volontaire), pratiquées par les gens nantis à l’égard des démunis – et ce, non seulement chez les riches, mais jusqu’au plus simple des paysans, en autant que celui-ci en ait pu avoir le ventre plein.

     Il serait faux, aussi, de prétendre que les vieux réflexes, de répression et d’exclusion, furent complètement absents au nouveau monde dans l’entre-deux-guerres. Au contraire, des luttes syndicales iconiques se sont produites précisément à ce moment, accompagnées d’exemples de force léthale utilisée par les autorités à l’endroit des grévistes (Winnipeg, Grève Générale, 1919 ; Chicago, Grève de la Little Steel, 1937). Pourtant, malgré la présence d’organisations socialistes et fascistes de tout genre, et n’en déplaise aux romanciers d’une révolution jamais consommée (Upton Sinclair, 1878 – 1968, « La Jungle » 1906) le niveau de violence idéologique en Amérique n’a jamais approché celui de l’Europe.

     Au contraire, à l’opposé des habitudes du vieux continent : la classe dirigeante fuyait l’identification aristocratique (par principe ou par affectation républicain) et la plus grande partie des classes inferieures épousait fièrement une éthique d’auto-suffisance. Les mesures de secours, au démunis de la crise, ne se présentaient pas, alors, en concessions arrachées aux seigneurs par leurs paysans, au bout du couteau. Ces mesures représentaient des assistances, plutôt, librement accordées, par la société envers elle-même. Et celle-ci se les accordèrent, exceptionnellement, dans le constat généralement admis que tout homme pouvait tomber à court dans sa fortune ; que les caprices du sort pouvaient destituer n’importe qui ; qu’il n’y avait, enfin, personne apte à « jeter la première pierre » (le Nouveau Testament, Jean 8 : 7).

     Il n’y avait plus, ainsi, la même présomption de vertu dans la sévérité témoignée à l’endroit de l’indigence. Toute cette logique durement réaliste, de l’abandon des dépendants et de l’écrasement des délinquants, fut remise en cause devant les nouveaux surplus qui aient pu promettre l’entretien de tous. Étant capable, maintenant, de supporter une partie de la population fondamentalement non-productive, la volonté s’est manifestée, aussi, pour ce faire. Dans un mot : il existait, à la fois les moyens, et la volonté d’agir dans le sens humanitaire.

— Le choix humain : devenu, enfin, déterminant du destin

     Mais encore, souffle-t-elle l’histoire à notre oreille : la réalité ne se présente pas automatiquement ainsi ! Devant toute épreuve humanitaire se trouve, à la fois, un besoin et un choix : sans le surplus et le savoir requis, certes, rien ne peut s’accomplir ; mais même devant l’opulence complète, le choix demeure.

     Et voilà, alors, le dilemme auquel s’est heurtée la civilisation occidentale avec la déclaration de paix en 1919. Voilà, un portrait des choix épousés sur différents continents, par différents peuples, dans les vingt années qui s’ensuivirent : Suffirait-il de survivre et de prospérer dans cet après-guerre tant espéré ? ou voulait-on à tout hasard vaincre et détruire ?

     Ce prospect, de bifurcation volontaire dans le destin humain, se trouve directement exprimé dans les vers de l’un des artistes/délinquants des plus célèbres du vingtième siècle, le Canadien Leonard Cohen :

When it all comes down to dust
I will love you if I must,
I will kill you if I can.
When it all comes down to dust
I will kill you if I must,
I will love you if I can.

« Story of Isaac », Songs from a Room (« L’histoire d’Isaac », Des chansons provenant d’une chambre) (1969)

(Quand tout en viendra à la poussière
je vous aimerai, si cela se doit,
je vous tuerai, si cela se peut.
Quand tout en viendra à la poussière,
je vous tuerai, si cela se doit,
je vous aimerai, si cela se peut.)

     Et c’est ainsi qu’au vingtième siècle, pour la première fois, le rôle du choix fut devenu (apparemment) plus important que celui du besoin, dans les affaires humaines.

     Tout à l’honneur des Américains (et des Canadiens), je soumets, furent les choix humanitaires qu’ils aient pu privilégier dans l’entre-deux-guerres, malgré les défis énormes qui furent imposés par la grande crise économique des années 1930.

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Leonard Cohen (1934 – 2016) : romancier, poète, chanteur-compositeur ; photographié à Montréal, circa 1960

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Prohibition IV : La perception populaire des évènements, et le nouveau paradigme de permissivité sociale)

— Éviter le piège de situer notre matière dans un court épisode historique qui demeure inaccessible à la discussion rationnelle : les bases plus larges de l’utilitarisme collectif

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : Le besoin de regarder franchement, et avec candeur, les arguments et les précédents historiques — Éviter le piège de situer notre matière dans un court épisode historique qui demeure inaccessible à la discussion rationnelle : les bases plus larges de l’utilitarisme collectif)

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Helen Keller circa 1905, auteure, socialiste, eugéniste, fille miracle sourde et aveugle, en compagnie de Samuel Clemens (Mark Twain, 1835 – 1910). Clemens désigna Helen comme « l’égale de Caesar, Alexandre, Napoléon, Homer, Shakespeare, et tous les autres immortels ». Ce fut lui qui s’est chargé de trouver les dons nécessaires pour financer ses études universitaires.

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     Habituellement, toute discussion historique de l’euthanasie conduit tout droit à l’Aktion T4, programme Hitlérien d’euthanasie étatique, instauré en Allemagne pendant la Deuxième Guerre.

     Or, cette circonstance s’annonce très mal pour une discussion fructueuse de notre sujet, et ce, grâce aux excès associés avec l’usage d’une erreur de logique identifiée en 1953 par le philosophe germano-américain, Leo Strauss (1899 – 1973). Nommée par ce dernier « reductio ad Hitlerum » cette stratégie d’argumentation fallacieuse consisterait à condamner les personnes, les idées ou les choses, simplement parce que Adolf Hitler les ait affectionnés.

     Mais en dépit du fait que nous nous en conviendrions (j’espère) que la maternité ne soit pas une mauvaise chose (uniquement parce que Hitler en aurait fait l’éloge) ; j’espère, également, que nous ne tomberions pas dans le piège symétrique (de penser que toute mention des actions de ce dictateur fasciste indiquerait, d’emblée un mauvais argument, ridicule, exagéré et hors propos).

     Il existe, d’ailleurs, un pratique courant, parmi les polémistes de penchant ahistorique, au cours des discussions-internet, où la première personne qui fait mentionne d’Hitler serait automatiquement déclarée perdant ! Pourtant Michael Godwin, avocat et auteur (1956 -), objecte lui-même à cet usage, bien que sa « loi » s’y trouve à l’origine. Car la célèbre « Loi de Godwin » ne dit, seulement, qu’au cours de toute discussion-internet substantielle — et quel que soit le sujet disputé — il deviendrait de plus en plus probable (quasi-inévitable en fait) que quelqu’un puisse faire référence à Adolf Hitler ; mais elle ne dit pas, cependant, que cette personne en aurait tort d’agir ainsi : car il se peut toujours fort bien qu’une telle référence soit parfaitement à propos !

     Plus pertinemment, affirmerais-je : le fait que les gens soient continuellement en train de se rappeler les tragédies totalitaires du vingtième siècle (et cela soixante-quinze ans après les événements) ne fait que souligner l’importance extraordinaire de cette période, et de toutes les tendances intellectuelles qui s’y rencontrèrent. Car — que cela nous plaise ou non — tant de choses (et telle l’euthanasie) ne peuvent que difficilement être compris sans s’attarder à cette époque charnière ; et le réflexe post-moderne d’en tourner en ridicule toute mention, nous empêche, de manière importante, autant d’assimiler notre passé, que de comprendre notre présent.

     Heureusement, par contre, il ne sera pas nécessaire, ici, de se lancer toute de suite dans une « chasse aux Nazis » sordide. Car les bases conceptuelles de l’euthanasie utilitaire sont beaucoup plus larges que cela : et dans la géographie, et dans le temps. La mort systématisée des personnes dépendantes et improductives n’est aucunement un phénomène qui puisse être rejeté sommairement, comme le pendant bizarre d’un épisode de folie collective singulière, qui se serait subitement manifestée un beau jour — on ne saurait comment — mais pendant 5 ans seulement, et seulement en Allemagne. Au contraire, ses racines traversent les siècles, et leurs fondations idéologiques modernes se sont consolidées, non seulement en Allemagne, mais aussi aux États-Unis et en Grande Bretagne, et ce, bien avant la montée du Fascisme, et même avant la popularisation de ce mot.

     En fait, la logique derrière la normalisation de l’euthanasie est implicite dans toute idéologie qui définit la valeur de l’individu en fonction de sa contribution utile à l’ensemble.

— Un Héros (mal remercié) de la Révolution : le grand cheval « Boxer »

     Nous possédons une description délicieuse de cette dynamique dans le récit satirique provenant du célèbre contemporain de J.R.R. Tolkien — George Orwell (1903 – 1950), socialiste déchanté, et anti-autoritaire farouche.

     Au climax de ce petit conte génial  (« La ferme des animaux », 1945), le fort cheval Boxer, infatigable héros de la révolution animalière : ayant tout donné pour la cause commune ; s’étant rendu squelettique dans la famine collective ; s’étant rendu infirme dans l’application intransigeante de sa maxime personnelle de révolutionnaire dévoué (« Je travaillerai plus fort ») ; se trouva dirigé, comme toute récompense, vers « la fabrique de colle » (l’abattoir), par les cadres porcins ingrats, toujours désireux de tirer une dernière contribution, pathétique, de celui qui fut leur plus ardent partisan.

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L’ordre signé (1939) par Adolf Hitler (1889 – 1945), à l’intention de son médecin personnel, Karl Brandt, ainsi que le Reichsleiter Philipp Bouhler, autorisant l’euthanasie systématique des individus handicapés, suite aux examens « méticuleux »

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— Helen Keller : La douce Muse de l’utilité

    Plus tard, je présenterai comme définition type du programme d’euthanasie utilitaire, les écrits d’un autre personnage, contemporain de Tolkien et d’Orwell, presqu’universellement admiré par les adeptes de toute tendance à travers le monde entier, et ce, autant après qu’avant la Deuxième Guerre Mondiale. Il s’agit, cette fois, de l’Américaine, Helen Keller (1880 -1963), fille lourdement handicapée, qui aurait survécu et apprivoisé ses incapacités d’une manière jusqu’alors inouïe et toujours aussi extraordinaire (même parmi les exemples les plus surprenants qui aient pu se produire dans ce genre).

     Or, étrangement à la première vue, et tant ironiquement à la réflexion subséquente : au début du siècle dernier, Helen Keller s’est démarquée comme une championne des plus influentes — et des plus éloquentes — dans la promotion de l’infanticide systématique des enfants handicapés.

    En fait, ce serai mon espoir, que ces idées, présentées sans préjudice et sans pudeur — issues d’une bouche tellement sympathique, et exprimées dans une prose aussi belle — seraient plus rationnellement abordables (par le lecteur modern)  que les mêmes pensées associées avec ceux qui aient suivi, effectivement, dans ses traces ; ceux qui se soient vus répudiés, par la suite, en monstres d’une singularité inhumaine ; mais qui n’auraient seulement tenté, enfin,  que d’implémenter les prescriptions de Mlle Keller — fidèlement dans le vraie – vingt-cinq ou trente ans plus tard. Étonnamment, ainsi, la théoriste aurait survécu, dans l’estime générale, la déconfiture de ses jeunes disciples pragmatiques (un aboutissement qui ne fut pas entièrement insolite dans cette période).

     Alors, je me propose maintenant à décrire l’évolution et la signification des débats de société à l’endroit de l’euthanasie, mais uniquement avant la Deuxième Guerre (pour nous épargner, encore, les réactions irrationnelles qui soient propres à toute discussion directe). Mon but, bien sûr, en examinant lucidement les positions prises jadis par les populations et par les politiciens dits « civilisés » serait de solliciter et de faciliter une discussion des plus ouvertes, des plus franches, des plus complètes, des plus informées, et donc des plus significatives dans notre présent.

     Or, pour commencer, puisque le phénomène idéologique moderne de l’euthanasie fut le fruit de ce que l’on appelait auparavant « l’Ouest » (mais qui serait devenu plus souvent le « Nord » dans le discours économique de nos jours), il faudrait prendre un moment pour nous replacer dans le contexte culturel et politique de l’évolution récente de ce grand ensemble humain.

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« La ferme des animaux » (1945), une satire mordante du régime Socialiste de l’ancienne Union Soviétique : « Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres… »

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : Les racines de l’euthanasie dans les idéologies du dix-neuvième siècle)

La morale dite « subjective »

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II b) : La morale dite « subjective »)

Chapitre : Comment la morale subjective – relative, contextuelle et personnelle — se distingue de la morale universelle, catégorique, et objective

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Friedrich Nietzsche (1844 -1900) n’utilisait pas le vocabulaire présenté ici. Cependant, il qualifiait toutes les règles communes (objectives) de la morale Chrétienne (et des lois démocratiques) comme des dictats relevant d’une « moralité d’esclave ». Cette moralité se trouvait, pour Nietzche, en opposition avec la « moralité de maitre », fondée elle, uniquement dans les besoins et les désirs (la puissance) de l’individu (libre) et donc de justification subjective. En combinaison avec (notamment) la « conscience collective » (nationale) de Georg Hegel (1770 – 1831) et « la survie du plus fort » (évolutionnaire) de Charles Darwin (1809 – 1882), les doctrines de Nietzsche facilitaient la justification, par leurs auteurs, de plusieurs des pires tragédies du vingtième siècle.

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— L’objectivité morale : un système conçu pour bien vivre ensemble

     À travers tout le travail des législateurs et des moralistes d’antan, nous pouvions répertorier un souci de produire un code de comportement, simple et compréhensible, invariable autant que possible, partagé par tous, et dont les gens raisonnables s’accorderaient pour dire que le respect intégral de ses maximes produirait les meilleurs résultats dans l’ensemble.

     Ironiquement, cependant, il se pose immédiatement une question des plus difficiles, au sujet même de l’objectivité, à savoir : qu’entendions-nous par cette petite phrase « les meilleurs résultats » ? Que choisirions-nous comme « bien suprême » ? Est-ce le bien matériel de la communauté ? Est-ce l’auto-réalisation maximale de chaque individu ? Est-ce le salut de l’âme éternelle ? Ou est-ce la protection d’un nombre maximal d’espèces vivantes sur cette planète ? Clairement, il existe des conflits profonds entre ces choix. Et n’en déplaise aux idéologues qui prétendraient tout harmoniser dans leur visions propres : de conflits profonds il en restera, de toute évidence, toujours. Tout au plus pouvions-nous dire que le « bien suprême » objectif se doit de tenir compte du bien-être commun (d’une manière ou d’un autre) sans quoi il ne pourrait jamais gagner le consensus nécessaire.

    Mais passons toujours sous silence cette problématique, tant épineuse — et tant caractéristique de notre époque. Procédons, seulement, avec la présomption hypothétique qu’il soit possible, en principe, d’arriver un jour à ce bienheureux « consensus » universel de morale objective. (Et admettons, pourtant, de par la même occasion, que la confrontation des subjectivités se manifeste, dès le départ, comme une sorte de « péché original » philosophique, apparemment impossible à résoudre tout à fait.)

— Le fort prix exigé de quelques-uns, pour soutenir le consensus objectif de plusieurs

     La méthode universelle et catégorique exigerait que nous nous entendions pour trancher toute question avec finalité : soit pour justifier des comportements en « bien » soit pour les répudier en « mal ». Aussi, quand cette méthode serait appliquée dans un système coercitif : les crimes seraient définis ; les proscriptions seraient publiées ; et les coupables, pour être précis, se feraient châtier.

     Mais qu’espère-t-on réellement accomplir ainsi ? Espère-t-on enrayer le mal ? Espère-t-on empêcher les crimes ?

     À vrai dire, non. Pour la plupart (et paradoxalement) les moralistes acceptent la présence permanente du « mal » (de définition aussi difficile, d’ailleurs, que le « bien »).  Car d’après l’expérience décevante du passé : des crimes nous en aurions toujours eu ; et des crimes aussi, allons-nous toujours en avoir.

     Mais qu’importe! Le but principal de l’interdit ne concerne pas vraiment l’élimination des crimes comme tels. Le vrai effet désigné de ces prohibitions en est un de perception et d’autodéfinition morale de la société elle-même : que les gestes proscrits (tel le suicide) soient condamnés dans la conscience publique ; que l’individu soit imbu d’un désir de se distancer de l’opprobre de ces gestes ; que cette association, mentale et émotive, se produise dans un très jeune âge ; et que le citoyen adulte possède, ainsi, un réflexe instinctif de répudier toute tentation vers le délit. Le tout se présente, en fait, dans une sorte de vaccination collective : pour renforcir le tissu moral de la société ; et pour se prémunir ensemble, au niveau psychologique, contre le fléau du mal

     Or, selon ce modèle, le cas particulier – c’est-à-dire l’individu particulier —  ne pouvait jamais accéder au rang d’exception devant l’application uniforme des codes. La consigne est universelle. L’individu serait condamné sous la règle existante. Nous pouvions compatir ; nous pouvions sympathiser ; nous pouvions même prêcher la charité et le pardon – (peut-être à la limite la tolérance, aussi) ; mais dans aucun cas pourrions-nous positivement approuver l’intention ou le geste proscrit. Dans d’autre mots : au cas où celui-ci se présenterait en délinquant, tout le poids de l’ajustement moral, entre la société et l’individu, tombe à la charge de ce dernier.

     Soumis au châtiment, enfin, le criminel se verrait condamné à une célébration rituelle de punition et d’expiation (et possiblement de rédemption aussi). Mais le but visé n’aurait que très peu de rapport avec le délinquant en soi. Ce spectacle s’agissait, plutôt, d’un dialogue entamé parmi les membres « moraux » de la société. En premier lieu voulait-on positionner la communauté (et chacun de ces membres) en adversaire conscient du mal, de sorte que celui-ci en soit marginalisé ; et que la société soit ainsi moralisée ; ou, à tout le moins, que la société ait pu aspirer consciemment à la moralité (ce qui, pour l’homme, soit déjà un pas important).

     Pour leur part, les délinquants, eux, ne figuraient qu’en exemples cautionnaires dont la valeur principale résida dans l’exhibition de leur exclusion, ou, comme dirait-on aujourd’hui : de leur déshumanisation.

     Malheureusement, cependant, il serait très évident que l’imposition d’un tel code, unique et applicable à tous, aboutirait inévitablement dans des injustices spécifiques.

— une compassion qui s’exprime dans le relativisme contextuel ; les limites de cette méthode sous le sigle objectif

     Étant profondément conscients des imperfections de leur méthode, et étant sincèrement mues, aussi, par l’amour de leurs prochaines, les moralistes d’antan auraient tenté avec diligence, et bonne volonté, à définir des exceptions formelles (érigées en règles à leur tour) qui aient pu pallier à certaines de ces inconvénients.

     On aurait souvent dit, par exemple, que l’homicide ne soit pas toujours mal ; qu’en certaines circonstances il serait même un « bien » ; qu’il pouvait avoir des situations de défense légitime — de soi, ou de la nation ; que « tu ne tueras pas » ne serait pas, alors, un commandement sans nuance. Et c’est ainsi que chez les successeurs de Kant, la morale catégorique se seraient penché, de plus en plus, vers le relatif et le contextuel.

     Pourtant, il ne faudrait pas confondre la simple relativité contextuelle (dans les jugements collectivement admis), avec une véritable personnalisation du jugement,  c’est à dire : avec la subjectivité proprement dite. Car, quelles que soient les limites élastiques de la morale objective, il n’en demeure pas moins que ce paradigme demande un consensus partagé, tel que deux observateurs — devant les mêmes faits — puissent arriver aux mêmes jugements.

     Or, une telle condition exige le trait de lignes très nettes. Et ces lignes — entre ce qui soit permis et ce qui ne le soit pas — fonctionnent aussi en frontières sociales, pour séparer le monde « bien » des contrevenants délinquants, de ceux qui se trouvent, de ces faits, dépouillés : des droits moraux ; des droits civils ; et en bonne partie, du respect humain tout court.

     Décidemment, pour répéter notre constat antérieur, ce sont des questions très lourdes de conséquence pour toute personne dont les comportements se trouvent à l’extérieur des bornes de l’acceptable.

— Une réaction de révolte qui s’érige sur la subjectivité souveraine

      Mais qu’en est-il, plus précisément, de ces personnes qui se trouvent poussées vers la marge, voir à l’extérieur de l’appartenance du consensus, social ? Celles, pour lesquelles les noms personnels seraient subitement remplacés par des épithètes publiques, sciemment agressive et insultantes, telles « drogué » « voleur » ou « putain ».  Comment jugeraient-elles de la moralité ainsi construite à leur dépens ? Accepteraient-elles d’intérioriser l’opprobre imposé par la collectivité ? Consentiraient-elles à souffrir cette tare ? Le Diable insoumis de William Blake (1757 – 1827) épouserait-il les contraintes de l’autorité divine ?

     Convenons-nous-en que les chances en soient assez minimes (et certainement quand il en existerait un choix). Car même si les marginaux auraient normalement le reflexe de se conformer par nécessité, ils ne le font que très rarement de bonne mine ; et pour ceux qui possèdent le caractère et les ressources nécessaires, ils existent, aussi, des capacités appréciables de dissimulation et de révolte. Surtout, pour ce qu’il y a des considérations morales : la créativité humaine se prouve presque sans limites, là où il s’agit pour l’individu de se justifier envers lui-même.

    Or, c’est ici, enfin, que se trouve l’inspiration fondamentale de la morale « subjective » sans compromis : un paradigme moral (contrairement au modèle objectif décrit) pour lequel la pensée, la perspective et l’expérience personnelle peuvent tout justifier ; suffisants en soi ; sans référence à autrui.

     Et, bien qu’il soit toujours possible, qu’une morale de dérivation subjective puisse privilégier l’intérêt collectif : l’expérience nous révèle que ce ne soit pas nécessaire ; et que ce ne soit pas typique. Car au besoin, et selon les préceptes épousés, la perspective et les intérêts collectifs auraient tendance à disparaitre, tout simplement, sans importance aucune.

    Et voilà, sans détour, l’attraction de la subjectivité !

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« Par-delà le bien et le mal : Prélude d’une philosophie de l’avenir », auteur Friedrich Nietzsche, parution 1886

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II b) : La morale dite « subjective » — Chapitre : Comment la morale subjective – relative, contextuelle et personnelle — se distingue de la morale universelle, catégorique, et objective — Le penchant, essentiellement égoïste, de la morale subjective)

— Les jugements personnels de l’auteur devant le phénomène Rodriguez, et les résolutions ainsi provoquées dans l’action

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez II : Un regard d’handicapé sur le phénomène Sue Rodriguez — Les jugements personnels de l’auteur devant le phénomène Rodriguez, et les résolutions ainsi provoquées dans l’action)

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Madonna della Seggiola, 1514, Raffaello Sanzio (Raphael) 1483 – 1520

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     Fort de toutes ces considérations — en tant que personne assez sérieusement handicapée, et en tant que père de quatre enfants — je tiens fortement à encourager tous ceux de mon espèce qui puissent y songer, à suivre leurs instincts, leurs intuitions, leurs consciences et leurs cœurs, dans cette entreprise sublime qui soit la relation parentale.

     Je ne concorde aucunement, sur ce point, avec Sue Rodriguez. Car je garde toujours la certitude intime que tout enfant serait mieux avec un parent affectueux – aussi infirme soit-il – que sans parent aucun. Aussi, comme tout parent (ou dans la manière typique des parents) je peux affirmer que ma satisfaction dans la vie, à cette époque, et par la suite, aurait tourné largement autour d’un sens d’utilité profonde qui soit découlé de cette relation privilégiée avec la continuité humaine, personnifiée, dans l’instant, par l’enfant unique qui se trouve devant soi.

     Il n’y a pas de raison, donc, à mon avis, que les personnes handicapées se retiendraient de former des familles, et encore moins de raison que des personnes comme Sue Rodriguez s’effaceraient d’une relation parentale existante, suite seulement à l’arrivée d’une maladie ou d’une déficience ; il n’y a pas de raison, enfin, que de telles personnes renonceraient à ce volet, tant significatif, de la vie humaine.

     Il serait peut-être dit, ici, que Sue Rodriguez agissait toujours pour le mieux en confiant son enfant à ceux qui pouvaient mieux en prendre soin. Pourtant, un tel transfert de responsabilité pratique n’exclue pas, d’emblée, l’entretien du lien privilégié de mère, quelle que soit la manière dont ce lien se trouve défini par l’usage. Et même l’inévitabilité d’une mort éventuelle ne change pas les bases de ce calcul, car rien dans la vie, malheureusement, ne serait plus naturel que le dépérissement et la mort.

     Alors, devant ces faits, — et perçue dans le prisme de mes propres circonstances — la prétention de Sue Rodriguez (qu’il serait préférable qu’elle soit morte, à fin que son enfant ne la voit pas déficiente) me semblait à la fois choquante et inconcevable. Et la résolution ainsi prise, de priver cet enfant des dernières années, des derniers mois, des dernières heures, même, de l’existence de son parent – et de son amour maternel – témoignait pour moi (toujours dans la perspective de mon émotivité contextuelle), d’un égoïsme se relevant, presque, de la criminalité.

    Telle fut, en clair, ma première réaction devant ce personnage tant marquant ; une réaction qui m’aurait lancé, effectivement, sur cette voie de réflexion au sujet de l’euthanasie ; réflexion que j’aurais poursuivi, maintenant, pendant plus de vingt-cinq ans (aux dépends d’autres prédilections possiblement plus agréables) ; réflexion qui se soit soldé aujourd’hui dans la production de ce texte en cours.

     Certes, mes sentiments à l’égard de feu Mme. Rodriguez se sont beaucoup adoucis avec le temps. Mon antipathie envers le personnage s’est amoindrie, et mes sympathies se sont augmentées d’autant. Cependant, mon désir de contrer son influence sociétale n’a aucunement diminué. Au contraire, il continue tout aussi fort qu’au premier jour : de faire contre poids, dans quelque petite mesure, aux gestes de Sue ; de faire comprendre la nature atypique et insolite de son raisonnement ; d’exposer la pensée, très différente, des gens majoritaires non-suicidaires ; d’encourager des choix positifs parmi mes semblables ; de promouvoir, à la fin, non seulement les besoins des morts, mais surtout, ceux des vivants.

— De retour au mystère subjectif

     Peu importe à la fin, alors, que les agissements de Mme. Rodriguez aient trouvé leur source dans des conditions psychologiques exceptionnelles, ou plus banalement, dans les effets d’une dépression endurée suite à sa diagnostique catastrophique.

     Peu importe, aussi, l’opinion d’autrui.

     Sue Rodriguez, dans la solitude de sa subjectivité, aurait fait son choix ; comme nous aurions tous fait des choix. Et entre nous, de par le mystère du choix, subsiste le gouffre.

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Femme avec enfants à l’intérieur (1660), de Pieter de Hooch (1629 – 1684)

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez II : Un regard d’handicapé sur le phénomène Sue Rodriguez — Les opinions des contemporains de la cause Sue Rodriguez : des individus malades et handicapés, ainsi que des organisations vouées à la défense des intérêts de ces derniers)

La santé personnelle et les soins curatifs

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section I : La santé personnelle et les soins curatifs)

Chapitre : La nature, et l’ampleur, de la demande en soins de santé personnels

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La seringue se révèle plus forte que la fusée… En 2018, au Canada, le budget des soins de santé fut 9 fois plus important que celui de la défense nationale (5.5 fois aux E.U, 5 fois en France)

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– Définir la demande : à quoi servent les médecins ?

     De prime abord, il faudrait s’en rappeler que la raison d’être de notre système publique de soins de santé, à l’origine certes, n’eut rien eu à voir avec le suicide — assisté ou autre.

     Au contraire, la vaste majorité des consommateurs de la santé présument, toujours à tort ou à raison, que toutes les contributions qu’elle fasse (directement et indirectement), servent au maintien d’un ensemble industriel dont la seule mission serait de guérir, de prolonger la vie, et devant la fin inévitable : de fournir un contexte de confort et de dignité, sans acharnement thérapeutique d’une part, et de l’autre, sans précipitation vers une mort précoce. Or voilà, dans l’attente populaire (et comme par magie), que nous retrouvions tout de l’école hippocratique, sauf le nom.

     Et autant même, que j’aurais essayé dans ces pages d’éviter tout énoncé ayant une saveur quelque peu catégorique (selon les recommandations du feu Benjamin Franklin, 1706 – 1790), autant je crois pouvoir en faire une exception, ici, pour dire sans ombrages : les gens n’aillent pas à la clinique (ou à l’hôpital) avec l’espoir de mourir ! Au contraire, dans cette extrémité et dans ces lieux, ils ne désirent trouver que les secours nécessaires à la vie.

     Voilà, à mon sens, des faits qui sont insuffisamment notés dans le discours contemporain. Car l’existence observée (et dûment notée) d’une petite minorité suicidaire n’en dément aucunement l’importance pragmatique de ceux-ci. Décidément, la logique économique se doit, en premier lieu, de diriger son attention vers la demande dominante. Plus encore, le fait d’accepter la contrainte idéale imposée, c’est-à-dire d’accepter cette convention politique voulant que nous nous devions de nous exprimer, toujours, en utilisant des propos artificiellement inclusifs, ne servirait qu’à obscurcir les faits, et à rendre impossible la pensée conséquente dans cette matière. Car pour satisfaire à la demande majoritaire, au moins faudrait-il se permettre à décrire cette demande avec justesse !

     En majorité, donc, les gens ne veulent pas mourir. Au contraire, ils affronteront les pires souffrances, et ils dépenseront des fortunes — des sommes presque incalculables — dans le but de prolonger leurs existences. Aussi, pour satisfaire cette demande dominante, auraient-ils besoin de médecins dont la pratique se conforme aux exigences répertoriées ci-haut, c’est-à-dire des médecins (et des institutions) d’inspiration hippocratique.

     Voilà, donc, pour la nature de la demande. Passons maintenant à quantifier son ampleur.

— L’évaluation monétaire de l’instinct de survie : une demande hors pair

     Au-delà des assertions sentimentales et des vœux pieux, la place réellement occupée par divers éléments, dans les vies et dans les priorités des gens, serait toujours exposée avec la plus de fidélité, dans l’importance des sommes d’argent qui y soient octroyées.

     Or, au moment d’écrire ces lignes : 17.6 pourcent du PNB des États Unis (produit national brut) sont consacrés au seul secteur de la santé (soit plus que la sixième de toute l’activité économique de ce pays).  À fin de comparaison, cette super-puissance, unique au monde post-soviétique et presque hégémon mondial, supporte des dépenses militaires qui sont égale à la totale de toutes celles de ses onze concurrents les plus importants. Or les sommes consacrées aux dépenses militaires aux EU ne s’élèvent qu’à 4.4 pour cent du PNB, soit le quart, seulement, de ce qui soit accordé au secteur santé.

     Ou, pour illustrer ces chiffres de façon encore plus spectaculaire : il paraîtrait que les habitants de la Chine, de la Russie, du Royaume Uni, du Japon, de la France, de l’Arabie Saoudite, de l’Inde, de l’Allemagne, de l’Italie, du Brésil et de la Corée du Sud, pris tous ensembles, c’est à dire bien au-delà de trois milliards d’individus issus des pays les plus forts du monde (et pour la plupart, les plus riches aussi), ne consacrent à leur sécurité (et dans certains cas à leur défense existentielle) que la quatrième part de ce qui est dépensé, par les seuls trois cents millions des citoyens, des États-Unis, pour protéger leur santé personnelle.

     L’habitant américain dépense, ainsi, quarante fois plus, sur la santé personnelle (c’est à dire sur la seule survie individuelle) que dépense l’habitant moyen des onze autres pays les plus fortement armés : sur la sécurité, sur la protection, et dans certains cas, sur la survie immédiate de leurs collectivités.

     Car, autant que nous pouvions constater la disposition, et même l’empressement des individus, à sacrifier leurs intérêts propres (et même leurs vies) au profit du bien commun aux moments de danger collective, autant nous pouvions voir, clairement exposée dans ces statistiques, la force brute de cette motivation individuelle, par excellence, qui soit l’instinct d’auto-préservation. Et telle serait la préférence clairement épousée, aussi, par les citoyens/consommateurs issus du pays le plus riche du monde (au moins dans l’absence de toute crise collective immédiate) telle qu’elle soit révélée dans leurs choix d’allocation des ressources monétaires.

     Il semblerait, alors (et de manière plus que décisive), qu’aucune autre dépense, et par association, aucune autre priorité sociale, ne peut, à l’heure actuelle, se comparer avec cet engouement pour la santé, voir, pour la survie, personnelle.

— Une continuité historique, et un potentiel constant d’abus, qui opèrent dans la forte demande pour les soins de santé

     Cette tendance à dépenser plus que généreusement pour les services de santé (et peut-être même plus que nous puissions justifier rationnellement) n’a rien de nouveau. Même dans les sociétés les plus simples, nous trouvons des sorciers/guérisseurs qui sont maintenus dans tout le luxe dont leurs collectivités seraient capables, sans l’obligation d’accomplir du travail ordinaire, grâce aux cadeaux généreux qui sont librement offerts, à ces redoutables personnages, par des suppliants qui sont, somme toute, eux-mêmes assez pauvres. Aussi, faudrait-il avouer, j’en crains bien, que ce phénomène s’expliquerait plus facilement par la force des désirs (et par l’urgence des besoins ressentis), plutôt que par la qualité réelle des services offerts ou reçus, surtout, au cas où nous nous en rappellerions des piètres résultats généralement obtenus, par les proto-médecins du monde préscientifique.

     Or, très tristement, face aux peurs incontrôlables devant l’apparition de la mort, la disposition à payer semblerait devenir une fonction aveugle de l’espoir ; et par une autre opération perverse de la crédulité humaine : il semblerait même, que plus une intervention proposée soit offerte à fort prix, plus serait l’espoir engendré, et plus grande serait la probabilité que le marché soit conclu.  En fait, il semblerait que nous sommes en présence, ici, d’une demande qui soit tellement forte chez le consommateur type, que même l’absence quasi-complète de services efficaces ne freindrait, en rien, cet empressement prodigue devant les dépenses médicales.

     Et comme nous le verrons dans la suite, cette promptitude à payer les soins curatifs (sans même compter les dépenses encourues) ouvre la voie à moultes occasions de fraude et de supercherie, aux dépens du citoyen/consommateur. 

Le lancement d’un missile balistique (non-armé) de type Trident II, au cours d’une certification de la capacité opérationnelle du sous-marin stratégique, USS Nebraska, Océan Pacifique, le 26 mars, 2008

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section I : La santé personnelle et les soins curatifs — Chapitre : La vie, la mort, la magie et la médecine : à la poursuite de l’immortalité)

— À défaut de contagion ou de conflit extraordinaire, demeure toujours le stress routinier, du quotidien médical

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C: l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins — Chapitre : La mentalité « dure » des médecins ; et comment ils méritent, en effet, leur réputation — À défaut de contagion ou de conflit extraordinaire, demeure toujours le stress routinier, du quotidien médical)

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H1N1 : La vaccination de masse au Stade Olympique, Montréal, Décembre 2009. Craint comme la pandémie du siècle, jusqu’à 150,000 personnes par jour (au totale 40 pourcent de la population) se seraient fait vacciner contre ce virus, qui s’est heureusement montré beaucoup moins léthal que prévu.

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     Le SIDA, le SARS, le H1N1, l’Ébola, le Zika : les risques de pandémie sont toujours présents ; et les experts s’accordent unanimement, pour prévoir que nous devions affronter, périodiquement, des irruptions pour lesquelles ces exemples dramatiques ne peuvent servir qu’en précurseurs presque bénins.

     Mais à ce moment-là, nos professionnels médicaux seront les premiers sur la ligne de bataille ; et l’histoire nous apprend qu’ils y fourniront, aussi, un nombre disproportionnel des victimes. Car tout comme le soldat, et exactement à l’opposé des « civils innocents », le vrai professionnel, médecin ou infirmière, ne fuient pas la zone de conflit, mais figurativement parlant, (et pas toujours figurativement), marche, au contraire, directement vers le son des canons.

     Considérons aussi, un instant — au-delà de la métaphore — le cas du médecin, ou de l’infirmière, pour lequel les ravages de la vraie guerre ne sont plus des rumeurs lointaines ; pour lequel le devoir de servir ne relève plus d’une aventure limitée et volontaire ; mais pour lequel la réalité s’impose avec toute la férocité du sort.

     Remémorons, donc, les cas innombrables, passés et présents, du médecin qui ne fait pas la garde divisée en quarts, ou en journées, mais qui vit carrément dans sa clinique de fortune ; ou il passe le temps à regarder ses patients mourir, faut de matériel ; et où il reste, néanmoins, perpétuellement disponible pour réagir à n’importe quelle urgence ; ou la clinique devient sa femme ; ou ses assistants deviennent sa famille ; et ou la pratique présente de son devoir occulte presque tout souvenir d’une vie autre.

     Et non, malheureusement, les circonstances de catastrophe ne sont pas équivalentes pour tous. Je répète : dans les moments extrêmes, les médecins et les infirmières se trouvent dans un petit groupe de métiers, dont les praticiens se trouvent naturellement porteurs de responsabilités et de risques élevées ; des risques que nous n’associons pas à l’individu normal (pour lequel la seule responsabilité se résume dans la survie simple, suivant la formule d’usage « Sauve que peut ! »). Car, dans l’idéal (et tout autant dans les faits remémorés de la tradition) les médecins et les infirmières se trouvent toujours – hors des paramètres de toute probabilité statistique : parmi ceux, justement, qui ne se sauvent pas.

     Pardonnez-moi, si je me permets à rappeler, ici, ces faits difficiles. Je fais cela, en premier lieu, pour que nous puissions tous concéder l’importance des corps médicaux parmi nous ; et nous acquitter honnêtement de notre devoir d’informer nos jeunes, loyalement et avec franchise, des responsabilités qui les attendent en choisissant cette voie professionnelle. Mais aussi, dans le contexte et limites du texte présent, je voulais remarquer que l’esprit de corps sévère, et l’ethos exigeant dont ces professions se soient dotées de par leur histoire, ne sont pas du tout absurdes ou exagérés, et ne sont pas, en outre, aucunement dépassés dans le temps. Ils sont bien réels et ils s’appuient à la fois sur les réalités inoubliables du passé, et sur les exigences statistiquement inévitables du futur.

     Et encore ! même dans les circonstances normales — en temps paisible et devant la pratique ordinaire — les médecins sont couramment appelés à fournir des réponses, là où il n’y en a pas. Souvent, ils se trouvent, ainsi, entourés de personnes dépassées, qui se permettent, sous le poids des pires peurs personnelles, des emportements regrettables dans les paroles et dans les gestes, de façon compréhensible, certes, mais également et évidement improductive. Le médecin, par contre, s’efforce toujours (au moins en théorie) à maintenir un comportement mature, raisonnable, confiant, et rassurant même quand les certitudes requises pour honnêtement projeter ces qualités lui en manquent dans les faits.

— Une discipline d’objectivisation, de minimisation, de dissimulation et d’abnégation, qui sied mal avec un besoin présent de communiquer la détresse

     Pour revenir, donc, au propos : Les médecins (et les infirmières) ne sont pas des gens habitués à se plaindre ou à se complaire dans les descriptions pathétiques de leur sort. Habituellement, ils se discipline à objectiver la tache devant eux, faisant abstraction de leur expérience personnelle –état d’âme, fatigue corporelle — de sorte que leurs besoins subjectives n’entrent pas dans cette équation fonctionnelle, qu’en toute fin, après que toute autre considération soit adressée. Et encore. Car en quittant le lieu de travail, ils réintègrent un monde ou les personnes normales, incluant proches et famille, sont habituellement incapables de comprendre ou de partager leur expérience, exactement à la manière des militaires aguerris, passant parmi la population civile.

     Il en résulte, ainsi, une habitude d’objectivisation et de minimisation des expériences intérieures et des besoins subjectifs, qui serait –à la lumière de ce que nous ayons déjà décrit — évidement une adaptation favorable à la vie professionnelle choisie. D’ailleurs ce sont des stratégies familières, régulièrement employées par toute personne en position d’autorité responsable, et en particulier, par tous les parents devant les insécurités de leurs enfants. Mais cette même tendance — à ignorer ses propres limites pour plus facilement en passer outre, et à minimiser l’articulation de son propre malaise pour plus facilement rallier la certitude des tiers– peut facilement devenir, dans d’autres circonstances et pour d’autres fins, un comportement tout aussi néfaste, et de façon toute aussi évidente.

     Et si je peux me permettre, ici, un petit point d’ironie, les médecins seraient les premiers à s’en plaindre, face aux patients qui affichent un tel caractère stoïque ! Car le refus (ou l’incapacité) de rapporter naturellement la sévérité et l’étendue des maux ressentis, complique nécessairement tout processus de diagnostic. Or, nous ne pouvons plus, je crois, nous échapper à la suspicion qu’un tel ethos — de fierté démesurée dans l’idéal, et d’auto déception dans la pratique — puisse occasionnellement résulter dans des effets pervers à l’intention des premiers concernés, et par extension, de leurs charges.

     Par contre, légion sont les patients — et les familles — sauvées par les efforts infatigables des partisans de cette tradition.

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Prêt à tout : Une unité de chirurgie dans un hôpital de campagne de la Croix Rouge, Trans Baïkal, Russie, 1916

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Chapitre : L’euthanasie : Un vieux débat, confortable et stylisé ; subitement transformé en urgence pratique

     Dans les dernières pages, J’aurais offert quelques impressions personnelles, à l’égard de la mentalité professionnelle des médecins. Mon but fut d’expliquer autant à moi-même qu’aux lecteurs potentiels, le caractère apparemment peu urgent de la réponse collective médicale qui fut témoignée devant l’introduction appréhendée de l’euthanasie dans la pratique courante.

     Au fait, les opinions des médecins ne manquaient pas de profondeur à ce sujet, mais ils s’exprimaient, cependant, dans une continuité de débat millénaire — circonstance très défavorable aux débordements passionnés — et dont les subtilités s’échappaient certainement aux membres d’un public plutôt mu par des excès d’enthousiasme émotifs contradictoires et des collisions idéologiques contextuelles.

     Le débat poursuivi proprement parmi médecins, alors, se faisait largement à l’insu du public, dans les tons modérés et respectueux qui seraient appropriés à la discussion d’un vieux différend sans issue imminente ; et les arguments prenaient habituellement la forme de questionnements théoriques, formulés de façon conventionnelle, et dont les aboutissements avaient été étudiés et commentés, à travers les siècles, avec autant de détail et de rigueur qu’une analyse équivalente accorderait aux premiers coups qui comprenne la phase ouverture d’un partie d’échecs.

     C’est autant dire, que les arguments avancés de part et d’autre auraient eu un fond sérieux, bien sûr, mais auraient été présentés, aussi, sous un aspect exagérément conventionnel, organisés autour de principes idéalisés, et par conséquence, substantiellement divorcés dans l’esprit des médecins (et encore plus dans l’esprit populaire), des véritables bouleversements à prévoir dans l’immédiat subjectif — le vécu personnelle des professionnelles et de leurs patients — suite à l’introduction d’une telle innovation, non plus dans une lointaine réalité spéculative, mais ici, et maintenant.

     Dans aucun cas (ou presque), aurait-on fait cette analyse à la manière des chapitres présents, à partir, non des droits du patient, de l’intégrité éthique de la médecine, ou encore de la liberté de conscience des médecins (de cette balance théorique entre les divers devoirs professionnels) mais plutôt avec référence aux véritables exactions — psychologiques et personnelles, autant que collectives et économiques — qui seraient certainement exigées par l’autorisation générale accordée aujourd’hui aux médecins, aux infirmières (et même à d’autres métiers encore), de passé outre aux lois et aux tabous universels contre l’homicide.

Mais cela étant dit, je proposerais maintenant une considération plus détaillée des positions épousées par les médecins canadiens lors des consultations pratiquées sous l’égide de leurs corporations professionnelles. Ces consultations furent entreprises pendant la période qui précéda plus immédiatement l’introduction de l’euthanasie active, sous les nouvelles appellations « suicide assisté » et plus tard, « aide médicale à mourir ». La manière que les médecins furent consultés, par contre, ne rebond à l’honneur de personne, puisqu’elle semble porter les marques évidentes de manipulation par une petite cadre idéologiquement engagée dans la promotion du projet.

     À vrai dire, je pense que la profession médicale s’est fait prendre à court par les évènements. Il existe une différence énorme, entre les quelques exceptions extraordinaires, de miséricorde humanitaire, qui furent à l’origine envisagées, et la pratique généralisée de l’euthanasie, telle qu’elle se développe de nos jours. Il me semble, en effet, que le médecin type d’antan, pleinement occupé avec les exigences immédiates de sa pratique normale, n’aurait pu que très difficilement imaginer la situation actuelle ; et ne possédait aucunement les moyens d’y faire obstruction de manière efficace.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : L’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins — Chapitre : L’euthanasie : Un vieux débat, confortable et stylisé ; subitement transformé en urgence pratique — Les consultations pratiquées auprès des médecins Canadiens (au sujet du suicide assisté et de l’euthanasie))

— Un dernier facteur, déterminant celui-ci : la prospérité moderne

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — Un dernier facteur, déterminant celui-ci : la prospérité moderne)

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11:20, en matinée du 11 novembre 1918 : la foule Parisienne accueille, avec bonheur, l’inauguration de l’armistice mettant fin aux hostilités de la Première Guerre Mondiale

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     Nous sommes en droit, pourtant, de nous demander pourquoi d’autres moments de désastre — de guerre, et de famine, si familier à l’histoire — n’aient pas pu provoquer des moments similaires de remise en question fondamentale de la société humaine. Et l’explication, je soumets ne serait pas difficile à trouver : car dans toute civilisation préindustrielle, à part des rares intellectuels protégés — témoins détachés des événements insolites — les individus de tout degré social seraient totalement absorbés dans la lutte immédiate pour survivre.

     Au vingtième siècle, par contre, à l’issue de la Grand Guerre, l’homme possédait enfin les bienfaits pleinement manifeste de la révolution industrielle. La survie fut infiniment plus facile. La réflexion fut devenue possible. Le jeu se trouvait, alors, modifié dans son essence.

— Le paradigme préindustriel, et la nouvelle donne

     Jusqu’alors, quelle que fut la nature des cataclysmes endurés (le conflit humain, la perte des récoltes, ou l’absence de gibier) et quelque fut l’ampleur de ceux-ci, la vie « normale » se serait reprise selon l’usage, sinon social, au moins anthropologique de l’être humain. Car les crises terribles sollicitent des efforts suprêmes ; et à défaut d’un anéantissement simple à l’égard d’une collectivité complète, un ordre viable serait bientôt rétabli parmi un nombre plus restreint.

     Au cours de telles périodes, cependant, aucune latitude de conduite était possible, ou tolérée, parmi ceux qui œuvraient à la reconstruction. Les gens improductifs ne pouvaient espérer le moindre secours. Ceux trop nombreux pour nourrir — enfants et vieillards — seraient résolument sacrifiés. Les étrangers errants, en groupe ou tout seul, étaient vigoureusement repoussés. Tout tentative d’enfreindre ce processus serait rencontré avec une force brute dont la sauvagerie (de part et d’autre) fut le gage du désespoir immédiat devant la probabilité de disparaitre.

     Même la condition « civilisée » (dans le sens préindustriel de ce terme) ne serait d’aucun bénéfice pour les personnes ordinaires devant les catastrophes de la nature. En particulier, la générosité compatissante (cet idéal d’entraide qui se manifeste avec plus ou moins d’efficacité dans les temps prospère) diminue subitement en proportion avec les moyens requis pour l’assouvir, et disparait tout à fait quand la charité pour son voisin ne signifie plus que la mort de deux personnes, à la place d’une seule. Tout au contraire : la société traditionnelle s’arme contre elle-même. Le petit monde meure publiquement de faim, tandis que des réserves de vivres seront retenues sans pitié, soit par les astuces des paysannes, soit par les murs garnisonnés des privilégiés. Et la violence arbitre tout.

     Une seule miséricorde favorise les sociétés pré-lettrées (ou du moins pré-impressions) : l’expérience des générations meurt avec les témoins ; les pires atrocités s’oublient ; la collectivité tourne allégrement la page ; et tout commence, littéralement, à neuf. Comme corolaire néfaste, cependant, nous observons qu’aucune leçon ne soit apprise définitivement ; que les mêmes suites d’événements se reproduisent, apparemment, sans fin.

     Or, l’histoire de la crise économique qui suivit la Première Guerre dément, point par point, cette description traditionnelle.

     Car, comme par miracle, dans le deuxième quart du vingtième siècle, les mêmes progrès technologiques et administratifs (d’industrie, de transport, de commerce et de finance), celle qui rendaient possible l’avènement de la guerre totale selon W.S. Churchill, fournissait également l’opportunité (potentielle), d’en guérir les plaies. De toute évidence, la barbarie ne pouvait plus prétendre suffire, à la fois, en cause et en résultat de la misère qui l’accompagne : l’homme avait, enfin, un choix.

— Les événements et leurs conséquences : une crise matérielle, et une victoire humanitaire

     Souvenons-nous, d’abord, des faits saillants :

     À l’issue d’une guerre qui eut produit des pertes, humaines et matérielles, d’une importance sans précédent, succéda une crise financière produite par l’effondrement des marchés de crédit publiques (dangereusement éprouvés, ceux-ci, par les défauts de paiement des gouvernements européennes — des vaincus et des vainqueurs — des dettes et des réparations massives, héritées du conflit récent).

     De plus, les banques, les bourses et les marchés privés furent aussi tombés victime, en même temps, d’une période d’expansion excessivement optimiste (dans le remplacement des pertes physiques de la guerre), qui se transformait en bulle financier incontrôlable.

     Et puis, déterminantes dans les séquelles, se sont manifestées les réactions désastreuses, des gouvernements européennes devant ces faits (ultra-nationalistes et revanchistes pour la plupart), qui tuèrent le commerce et haltèrent la création de la richesse.

     Or, la bulle d’expansion s’est explosée ; le marché mondial du crédit s’est effondré ; les épargnants et les investisseurs furent ruinés ; et les ouvriers de plusieurs continents furent jetés dans la rue (1929)

— La spécificité Nord-Américain : une victoire surprennante

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Suite à l’éclosion générale de l’indigence, du chômage, et avec la déplacement massive des migrants (du « bol de poussière » et autres), des bidonvilles apparaissaient en marge de toutes les villes en Amérique, et jusqu’à dans le Central Park, à New York. Elles s’appelaient toutes « Hooverville » en épithète d’honneur moqueuse à l’endroit du Président Herbert Hoover (1874 -1964) qui avait la malchance d’occuper la Maison Blanche pendant les quatre premières années terribles de la Grande Dépression (1929 – 1933). Cette photo montre l’un des innombrables « Hooverville », celle-ci à Seattle.

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     Incroyablement, au même moment qu’advinrent les catastrophes décrites ci-haut (1929 – 1940), il s’est produit, en plus, — en Amérique et au Canada — une sècheresse d’ordre carrément Biblique dans son étendue temporelle et géographique. Car il se trouvaient, dans la vaste région des plaines centrales du continent — qui s’étend du Manitoba et du Saskatchewan (au Nord) jusqu’au Texas au Nouveau Mexique (au Sud), en passant par le Dakota du Nord, le Dakota du Sud, l’Oklahoma, l’Arkansas, le Missouri, l’Iowa, le Nebraska, le Kansas, et le Colorado — une zone à laquelle fut accordé, collectivement, le nom terrible de « dust bowl » ou « bol de poussière ». Dans toute cet espace semi-aride, la sècheresse était telle que la récolte des céréales nécessaires à la vie, fut simplement impossible pendant presque dix années. Pire. Il s’est formé, même, des noyaux désertiques plus intenses, dans divers lieux riches en production avant le fléau (Saskatchewan, Oklahoma), ou la couche de sol arable s’est enlevée entièrement, s’envolant littéralement en poussière, et où aucune sorte de culture agricole n’ait jamais pu s’établir par la suite.

     La réponse à ce phénomène, tel que décrit romantiquement par John Steinbach (1902 – 1968) dans son romain d’observation et d’idéologie socialiste, « The Grapes of Wrath » (« La Vendange de la Colère »), 1939, fut le déplacement massif de migrants destitués, impliquant aux moins trois millions de personnes, qui arrivaient — telle une invasion de sauterelles — dans des régions avoisinantes qui furent, déjà, elles-mêmes, fortement éprouvées par la crise universelle.

     Décidemment, dans tout pays pré-industrialisé, le résultat d’une telle suite d’événements serait la famine brute ; la mort directement attribuable à la faim chez de millions de personnes ; et très certainement aussi : toutes les sortes de violences, personnelles et collectives, dues aux déplacements de population.

    Or, à l’opposé exact de cette scenario typique, la société industrialisée de l’Amérique du Nord en 1930 s’est montrée — accueillie à cette extrémité terrible — suffisamment résiliente, dans ses capacités de production et de transport, pour subvenir aux besoins vitaux de toute cette population, même dans les conditions décrites.

     Certes, il existe beaucoup de spéculation sur les mécanismes réels derrière l’accomplissement de ce miracle social. Il n’existe, par exemple, pas de consensus sur l’efficacité des initiatives publiques entreprises pour mater la Dépression, et il continue, même, un débat âpre pour déterminer si l’action gouvernementale n’aurait pas, au contraire, contribuer à la duration de la crise. Cependant, il n’y a pas de doute sur le phénomène principal : soit, la force économique, intrinsèque, de la société moderne. Car nous savons, sans peur de contradiction, que le corps robuste du patient social avait, dans cette circonstance difficile, suffisamment de force pour se redresser, seul, quels qu’eussent été les effets réels des remèdes qui lui furent administrés, à l’improviste, par les shamans bien intentionnés de la politique.

     Voilà, enfin la leçon surprenante de cette époque, et le paradoxe de son assimilation sociale : Car la caractéristique principale de la grande crise économique des années trente – crise qui s’est immortalisée dans le souvenir mythique des survivants comme la pire crise de l’existence humaine — fut en réalité exactement le contraire : que la société moderne — traumatisée fatalement dans son identité psychologique, certes, fut en réalité assez riche pour la survivre presque sans pertes humaines ! La grande crise des années trente marqua, dans les faits, la première fois que l’industrie humaine ait pu véritablement pallier aux désastres périodiques de la nature. Alors, loin d’un effondrement catastrophique, la crise se présente en victoire.

     Et sans, pour autant, complétement effacer les craintes vagues, qui nous hantent toujours à l’endroit des puissances technologiques responsables pour la singularité destructrice de la Grande Guerre, cette victoire moderne, sur la calamité ponctuelle de la Nature, peut avantageusement se poser, je soumets, en singularité positive, d’une équivalence symétrique à ces désastres, et nous réconcilier, plus qu’un peu, avec la technologie qui soit à l’origine des unes, comme de l’autre.

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Les enfants, refugiés, de la Dépression : Une étrange génération de transition. Venus au monde pendant les années trente, ils furent trop jeunes pour faire, eux-mêmes, la guerre qui reviendrait en 1939. Arrivés dans la trentaine pendant les années soixante ils furent trop vieux pour faire la contre-culture. Des enfants de famine et de guerre, nés dans un monde, pour vivre dans un autre, ils faisaient les frais d’une révolution culturelle, sans connaitre l’euphorie de la révolte.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — En Europe, des animosités irréconciliables ; en Amérique, une possibilité de concorde qui s’est actualisée par le choix)

Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident)

Chapitre : Le besoin de regarder franchement, et avec candeur, les arguments et les précédents historiques

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Plus poète que héros : linguiste, historien et paradoxalement, à la fois, survivant de la Bataille de la Somme (1916), et pourvoyeur hors pair des mythes identitaires du guerrier Teuton — John Ronald Reuel (J.R.R.) Tolkien. Son épopée parle d’un mal périodique et existentiel, permis à renaître, horriblement, grâce à l’ignorance et l’oubli, mais quand-même surmonté, in extremis, dans une lutte inconditionnelle menée par des gens simples de bonne volonté. Par chance ou par dessin ce fut une parabole parfaite pour la première moitié du vingtième siècle.

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— un malaise certain, devant le mot « euthanasie », qui confronte les intentions optimistes de notre présent, avec un bagage lourd du passé

     Malheureusement, a cette joncture, faudrait-il avertir le lecteur que notre enquête nous obligerait à entretenir des idées et des discours qui sont devenus, à l’heure actuelle, presque inavouables sinon carrément imprononçables : car ces idées se trouvent à l’extérieur accepté de ce que l’on voudrait imaginer que puisse contenir notre présent idéalisé.

     Pour en croire aux dires de certains penseurs post-modernes, nous nous trouvons déjà (ou, au moins, nous nous trouverons sous peu) dans un beau paysage idyllique de social-démocratie, non-violente, inclusive et égalitaire, qui serait peuplé uniquement de lutins et de hobbits bienveillants, motivés par l’amour et la compassion, sans bornes, les unes des autres.

     Pourtant pour l’auteur de l’un des versions des plus populaires de cette vision du bonheur (J.R.R. Tolkien, 1892 – 1973), ce fut un thème reçurent, que le mal pousse toujours dans les ombres à notre insu, et que les pires dangers guettent les communautés heureuses : des dangers anciens survivants du passé ; ignorés par les gens — incrédules et moqueurs ; mais non moins présents, non moins proches, et non moins menaçants.

     À la fin de la trilogie tant célèbre de M. Tolkien (« Le Seigneur des Anneaux », 1954 -55), les habitants de la Terre du Milieu émergeaient, presque miraculeusement, de la catastrophe globale précipitée par l’esprit primaire et maléfique de Sauron de Mordor ; et ils sont entrés dans un temps inouï de sécurité et de prospérité. Ce fut un message parfaitement adapté aux expériences des survivants des deux Grands Guerres contre l’Empire Allemand, des Autocrates Prusse (1914-18) et ensuite des Fascistes Pangermaniques (1939 – 1945). Car eux aussi, ils furent des survivants bénis, qui vivaient des bonheurs presqu’inespérés :  mais dans la réalité du quotidien, eux, et non de la littérature, au même moment que fut apparue cette œuvre.

     Pourtant, à la même manière que Tolkien aurait décrit la réorganisation et la reconstitution périodique de cet agent de mal, quasi-éternel, que fut Sauron, nous aussi, nous sommes entourés de nos jours par des idées néfastes, conquises jadis, mais toujours vivantes et toujours séduisantes ; des idées qui poussent patiemment à l’ombre, et qui risque continuellement d’éclore de nouveau. Telles sont, par exemple, les notions économiques de la Socialisme classique, toujours aussi dangereuses pour chaque génération de jeunesse altruiste. Et telles, aussi, sont certaines idées d’utilité collectiviste, qui se sont révélées aussi chères aux Bolcheviks qu’aux Fascistes.

     Imagine, par exemple, à la conclusion triomphale du livre, que le père vieillissant de l’héros accidentel que fut Samwise Hamfast (compagnon fidèle de Frodo Baggins), que ce vénérable Gaffer, disais-je, ne finirait pas (selon la vraie version de l’histoire) dans un beau petit cottage chouette, habillé dans un nouveau gilet de laine chaud, et confortablement installé devant un foyer crépitant et radieux… mais dirigé fermement, plutôt, vers une exécution médicale, du moment que son état puisse moindrement la justifié en fonction des critères retenus pour la « bonne mort ».

     N’y a-t-il pas une certaine hérésie implicite dans l’évocation d’une telle divagation d’intention ? N’est-ce pas un aboutissement anathème, irrecevable, à bannir franchement du discours ? Est-ce possible que l’on puisse prétendre trouver un à-propos tel conque entre notre présent illuminé et ces fantasmes invraisemblables ?

     Encore une fois, je me trouve, ici, obligé de m’excuser auprès du lecteur pour cette légèreté peu digne. Mais j’avoue que ce soit l’énormité même de la réalité présente qui me pousse vers l’absurde par mécanisme d’autodéfense psychique. Car, devant cette récupération surprenante de l’euthanasie, nous n’aurions plus le luxe de nous berner sur la présence, parmi nous, de sombres courants idéologiques ostensiblement enterrés avec le vingtième siècle, mais, au contraire, fermement enracinés, et croissants tout près — discrets mais constants depuis ce temps ; des portes que nous ayons cru fermées à tout jamais, mais qui s’entrouvre, délicatement, de nouveau. Décidément, en s’aventurant sur ce terrain, faudrait-il au moins se montrer pleinement conscient des embuches qui, sans aucun doute, ne s’offriront.

— Permettre la description honnête, du passé, dans le vocabulaire qui lui soit propre

     Pour entamer une discussion fructueuse au sujet de ces pratiques, à tout le moins devrions-nous appeler les choses correctement par leurs noms, en commençant avec les mots « suicide », « homicide », et, bien sûr, le mot « euthanasie » lui-même. Car certains voudraient voir ces mots, directs et francs, entièrement occultés de la conversation.

     Tout au contraire ! Il faudrait fermement rejeter cette idée facile. Il ne faut absolument pas imaginer que tout le bagage associé à ces mots, ainsi que tout le fruit des débats précédents (et toutes les conclusions qui y furent retenues), puissent aujourd’hui s’ignorer, grâce aux simples astuces de changements arbitraires de vocabulaire ! Nous ne devrions pas (pour y insister) permettre l’évacuation des leçons du passé avec l’évacuation des mots utilisés, autrefois, dans leurs descriptions.

     Il semblerait avoir, en fait, un désir dit « présentiste » de limiter la discussion au seul moment actuel ; de rétrécir notre attention uniquement au sort du pauvre souffrant-suicidaire devant nous : sans se préoccuper de la fragilité du contexte médical dans lequel ce suicide se produit ; sans se préoccuper des patients non-suicidaires qui se feront ciblés par association ; sans se préoccuper des dérapages documentés, à ce sujet, au Canada et à l’étranger ; et surtout : sans se préoccuper des buts clairement annoncés dans le passé, par les promoteurs antérieurs d’une vision plus pratique de l’euthanasie – de personnes qui se réclamaient ouvertement, et avec fierté (autrefois), d’un courant idéologique proposant l’euthanasie comme instrument de gérance rationnelle de la mort, conçue en exercice d’hygiène collective.

     Alors n’en déplaise à ceux et à celles qui aimeraient s’épargner cette étude ; qui aimeraient, possiblement, que les débordements du dernier siècle — dans l’action, et dans la pensée – aient pu y rester dormir paisiblement : il ne peut pas en être ainsi. Il ne peut pas en être aucunement possible de parler rationnellement des projets présents, particulièrement dans leur signification sociale, sans apprécier les souches dont ils sont originalement les pousses, et auxquelles, malgré notre malaise, ils se rattachent toujours.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : Le besoin de regarder franchement, et avec candeur, les arguments et les précédents historiques — Éviter le piège de situer notre matière dans un court épisode historique qui demeure inaccessible à la discussion rationnelle : les bases plus larges de l’utilitarisme collectif)

Chapitre : Le suicide assisté, et l’euthanasie, présentés dans une cadre de morale objective : des constats qui s’imposent

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II a) : La morale dite « catégorique », « objective », « universelle », ou « absolue » — Chapitre : Le suicide assisté, et l’euthanasie, présentés dans une cadre de morale objective : des constats qui s’imposent)

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Emmanuel Kant 1724 – 1804, père de l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » D’après Kant : la moralité ne change pas avec la perspective ; devant une cause criminelle, une personne « morale », arriverait à la même opinion du bien, indépendamment du fait qu’elle soit assise à la place du juge, du témoin, ou du condamné (peintre inconnu circa 1790)

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— Une absence de consensus concernant le bien objectif du suicide assisté

     Dans la section présente du texte, intitulé « La morale et la loi », nous avions commencé avec une description de la morale objective, c’est-à-dire de notre system de pensée traditionnelle, voulant que le « bien » existe en fait, au-delà des préjugés et des désirs humains (un bien dont la découverte serait imputée à la révélation divine, ou encore, à l’opération collective de la pensée rationnelle).

     Selon ce principe, il s’ensuit que les êtres humains partagent deux devoirs à l’égard du bien : premièrement, qu’ils doivent admettre sa nature comme vérité objective, confirmée dans la perception de tous ; et deuxièmement, qu’ils doivent s’engager à suivre ses préceptes, mêmes aux dépens de leurs propres intérêts et désirs.

     Voilà le paradigme moral qui inspirait, jadis, les dispositifs du code criminel Canadien à l’égard des gestes homicides qui sont indissociables du suicide assisté. En vertu de ce paradigme et de ce code, il fut (au moins en théorie) admis par tous : que l’homicide, même pratiqué à la demande de la victime éventuelle, fut un « mal » ; et, que la personne, qui aurait pratiqué un tel homicide, fut un malfaiteur.

    Il s’ensuivrait que pour modifier ces conclusions, c’est-à-dire pour légaliser le suicide assisté (sans, pour autant, changer de paradigme moral) : il aurait fallu que le consensus moral ait changé de manière fondamentale, de sort que l’homicide d’une personne consentante ne soit plus perçu en « mal », mais, tout ou contraire, universellement admis en bien.

     Or, cela ne s’est pas produit ; cette condition n’a pas pu se satisfaire ; et il ne s’est jamais établi de consensus moral autour du statut universellement bien du suicide assisté.

— Une substitution de subjectivité : insatisfaisante à son tour

     Réellement manifestée, par contre, fut une volonté populaire d’affirmer un droit à l’individu de choisir son propre sort, selon ses seules lumières subjectives. Ce qui n’était plus, alors, un simple changement de conclusion morale à l’intérieure du système existant, mais plutôt, une répudiation du système en soi.

     Remarquez bien, cependant, que cette proposition énoncée, de transfert moral vers une justification de source subjective, n’ait pas plus gagné, elle-même, suffisamment d’unanimité pour prétendre relever d’un statut universel ou objectif. Tout au plus elle se serait montrée suffisamment fort pour franchir cette première barre d’acquiescence sociale, passablement plus bas, qui se situe dans un changement de loi par voie démocratique. Elle ne représenta pas, alors, un véritable consensus, mais elle s’est imposée tout de même en fait accompli. Et c’est ainsi que la collectivité s’est trouvée, effectivement, assise entre deux chaises.

— Une appropriation illégitime de l’autorité scientifique pour occulter le problème moral

     Évidemment, la tendance naturelle du bon peuple aux prises avec ces problèmes – non de manière théorique, mais pratique – fut de tenter la quadrature du cercle en travaillant les conclusions, du nouveau système, selon les formes et les méthodes de l’ancien. Mais un tel procédé ressemble, malheureusement, aux efforts naïfs de tailler la pierre avec des instruments adaptés au bois, ou encore, de travailler la finition du béton avec des outils conçus pour le petit jardinage. Cela peut se faire, un peu, mais le résultat ne saurait satisfaire.

     Surmonter ce problème, d’ailleurs, s’est avéré beaucoup plus compliqué que l’on aurait voulu croire : car les notions de « bien » et de « mal » (non figuratives, celles-ci, ni malléables, mais bien, réelles et catégoriques), sont apparemment trop profondément ancrées dans la psyché humaine pour facilement s’en défaire.

     Alors, contre toute évidence (et contre tout bon sens aussi), nos décideurs se sont prêtés à une dernière manœuvre pour invoquer la justification objective – cette fois, sous la bannière de la science pure.

     D’après cette vision, le suicide assisté serait traduit en « euthanasie volontaire » et cette dernière serait redéfinie, à son tour, en « soin médical », de sorte que les concepts de suicide, d’homicide, et tous les problèmes moraux qui y soient afférents, disparaitraient : évacués ensemble d’un seul coup ! Aux yeux de plusieurs, il semblait que cela permettrait de retenir une cadre catégorique, tout en esquivant, complètement, la question de moralité. On ne ferait que substituer l’autorité scientifique pour celle de la morale, pensa-t-on, et le tour serait joué !

     Mais que peut-on en dire du résultat ?

— Les effets malheureux d’avoir caché la moralité sous une patine de science

     D’Abord, c’est un exercice théoriquement impossible, vu que consensus objectif il ne peut jamais y en avoir quand le tout dépend, toujours, de la subjectivité du patient (autant face aux « euthanasies volontaires » que face aux « suicides assistés »). La prétendue « autorité » scientifique du médecin n’est plus qu’une illusion sordide. En réalité, son jugement se restreint à la simple vérification des critères d’admissibilité fournis par les pouvoirs politiques. Car la science sert, elle ne dirige pas. Au niveau sociétal, le problème moral reste entier.

     Mais ce n’est pas tout. Car il en résulte, aussi, des inconvénients nouveaux. En premier lieu, le bénéfice principal de l’ancienne prohibition du suicide assisté, fut la protection des personnes dites « vulnérables », c’est-à-dire : toutes celles qui seraient — dans l’absence de cet interdit — sujet aux pressions d’un entourage possiblement désireux d’orchestrer une acquiescence fatale. Mais voilà, qu’en essayant de limiter l’exercice nouveau d’une liberté potentiellement néfaste, que nous ayons produit des définitions de suicides « bien » qui ciblent directement, et explicitement, la clientèle jadis protégée !

     Ensuite, y aurait-il les torts prodigués à l’endroit de la profession médicale. La science pure n’a pas de morale. Avec lucidité, et avec la pleine conscience de ses actes, Albert Einstein admettait le potentiel destructeur des recherches, mais niait, pour autant, toute responsabilité éthique de la science, ou des chercheurs.

     La médecine clinique, par contre, est une science appliquée. La médecine, en conséquence, en a une morale : très spécifique celle-ci ; non universelle, mais propre seulement à l’exercice de cette profession ; une morale qui s’est évoluée organiquement à travers les millénaires, très délibérément, vers la perfection d’une relation de confiance entre médecin et patient.

     Or, l’introduction de tout mandat homicide dans la pratique médicale se fait aux dépens de cette éthique (et aux dépens de cette confiance). Et le mandat imposé dans ce cas se trouve, même, singulièrement adapté pour nuire, car elle serait, en plus : catégorique (puisque garanti à toute personne admissible selon les critères retenus) ; et universelle (puisque disponible dans tout établissement de la santé).  Alors, pour fournir une prétendue légitimité « objective » au droit de suicide assisté (qui demeure toujours aussi chimérique dans l’occurrence), nos décideurs se seraient permis de sacrifier la médecine, telle qu’on la connaissait, et les traditions si rigoureusement éprouvées par ses pratiquants.

     De manière évidement abusive, nous aurions instrumentalisé l’autorité scientifique pour préjuger la conclusion d’un nouveau « bien » (universelle, et objectif) dans la mort volontaire des malades. Nous avions même fondé cette conclusion sur la force d’une exception dite nécessaire ; et nous avions placé, de ce fait, le choix suicidaire au-dessus du choix de survie. Et alors, incidemment — fortuitement et en passant – nous aurions aussi réveillé, de nouveau, les terribles potentialités de l’euthanasie simple, si heureusement demeurées dormants pendant un bon trois-quarts de siècle.

— Le « soin » médical de tuer son patient : une déformation de langage aux aboutissements multiples

     L’ensemble de ces torts trouve ses racines, bien sûr, dans cette toute petite définition arbitraire d’homicide médical en « soin » (une définition sans légitimité dans la tradition médicale – d’origine politique simple, judicaire et législative). Car à partir de ce concept de convenance, toute la liste des catastrophes présentes s’ensuit de manière logique et inéluctable – en fait, proprement mécanique : 1) un changement de loi postulé sur l’autorité de la science médicale ; 2) une nouvelle présomption de « bien » implantée dans l’esprit populaire grâce à l’autorité morale d’une loi d’exception ; 3) une réorganisation globale de l’industrie médicale pour favoriser l’euthanasie systématique des malades et des handicapés 

     Tout cela, puisqu’il nous aurait manqué le courage, en partant, pour accorder franchement un droit subjectif à mourir (ou, au contraire, pour refuser catégoriquement celui-ci). Car devant ce choix sévère, nous juges et nos élus se sont perdus dans les dédales de la tergiversation, de l’absurdité et de la catastrophe : pour établir une fausse autorité objective ; pour abandonner la défense de la personne vulnérable ; pour vandaliser la médecine ; pour vandaliser la loi ; pour invalider la présomption de la valeur égale de chaque vie humaine ; et pour hypothéquer, ainsi, l’intégrité de notre société humanitaire.

     Dans un mot, la tentative de marier l’objectif au subjectif dans cette circonstance fut une débâcle simple.

— Une obligation impérative de reconsidérer, si non les buts visés, aux moins les méthodes employées

     Et c’est ainsi que dans un chapitre préalable il eut été question d’une coulée de nouveauté qui aurait fondamentalement cassé le moule existant, philosophique et légal. Manifestement, la morale objective ne serait aucunement le véhicule philosophique approprié pour pratiquer cette innovation dans la loi.

     Décidément, faudrait-il se demander, ici, comment les choses en auraient pu s’agencé autrement. Mais pour faire cela, il faudrait d’abord réexaminer toute la notion de « choix », ainsi que les implications, morales et légales, de permettre le choix, sans prétendre le justifier (du moins, pas objectivement). Et telle sera notre matière dans la prochaine section de ce texte.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II b) : La morale dite « subjective »)