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novembre 2019 - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

Chapitre : L’épisode Rodriguez

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : L’épisode Rodriguez)

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Sue Rodriguez (1950 – 1994) : atteinte de la sclérose latérale amyotrophique et activiste/litigante de la cause célèbre « Rodriguez v. Colombie Britannique » ; éventuellement entendue par la Cour Supreme du Canada, qui refusa, à Mme. Rodriguez, le droit de terminer sa vie avec l’assistance de tiers

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— La montée récente du suicide assisté, observée sur fond historique de l’Après-Guerre

     Le recours au suicide assisté, comme toute mode sociale, connait des fluctuations importantes de volume selon les circonstances. Certes, il en existe un marché potentiel qui soit constant, mais la facilité (et peut-être la volonté) d’y recourir serait fortement influencée par le climat conceptuel environnent.

     À la fin de la Deuxième Guerre Mondiale (1945), les apôtres de l’euthanasie simple (en Grande-Bretagne et en Amérique) se trouverent totalement déroutés : avec le ressac écrasant d’opinion publique qui accompagnait la défaite de cette vaste puissance mondiale qui fut le Troisième Reich Allemand ; et avec la répudiation, fortement médiatisée, au cours des Procès de Nuremberg, des idéaux eugénistes et euthanasistes au cœur de sa politique sociale.

     Car devant les évidences de dérapages monstrueux dans l’application de ces théories de purification collective (populaire, jadis, à travers la diaspora Teuton et Anglo-Saxon), même l’euthanasie volontaire fut effectivement bannie de la discussion publique ; et une stratégie beaucoup plus modeste fut adoptée, axée seulement sur le droit des patients, compétents, de refuser les soins thérapeutiques.

— Un nouveau départ pour les euthanasistes

     La sagesse de cette approche plus douce s’est bien révélée par la suite, d’ailleurs, car une fois reconnu ce droit au patient (de se laisser mourir passivement selon sa seule volonté souveraine), un pont logique inévitable, fut établi, aussi, avec le droit au suicide, d’abord, et avec le suicide assisté, ensuite. Dans l’espace d’une trentaine d’années, alors, une nouvelle génération eut apparu pour laquelle les leçons du passé, si durement gagnées, furent déjà quelque peu escomptées. Certains médecins recommençaient, même, à se montrer plus ambivalents devant l’abjuration des gestes homicides : avec de plus en plus de visibilité face à l’avortement ; et avec un petit peu plus de circonspection, aussi, face au suicide assisté.

     Mais la véritable force qui précipita la reconstitution populaire du mouvement de mort rationnelle, ou « digne », fut le résultat — comme ce serait si souvent le cas dans les affaires humaines — d’une interjection soudaine, et catastrophique, de la puissance de la nature : cette fois, avec l’éclosion d’une épidémie de source inconnue, que l’on nommerait, plus tard, le Syndrome d’immunodéficience acquise, ou SIDA.

— L’importance pivotale de l’épidémie du SIDA

     Aujourd’hui, avec les progrès thérapeutiques récents, ainsi que les leçons gagnées dans une familiarité, forcée, et de longue date, avec ce terrible fléau, le phénomène SIDA a perdu une grande partie de sa visibilité, et de l’urgence sociale qui l’entourait, jadis ; mais au moment de la cause Rodriguez, le SIDA dominait carrément l’actualité, et la production culturelle, partout en Occident ; si bien, qu’en 1992 il fut déclaré, dans la consternation générale, que le SIDA était devenu la première cause de mortalité parmi les hommes américains, âgées de 25 à 44 ans. Aussi, la résonance mutuellement renforçatrice qui s’est établie entre la réaction populaire contre cette maladie, et le mouvement plus large vers la liberté homosexuelle, produisait l’effet accessoire d’une grande présence d’activistes homosexuels investis dans diverses causes politiques connexes, dont le suicide assisté en fournit un exemple particulièrement important.

— Le rôle dominant, des activistes homosexuels, dans l’avancement du « droit à mourir » 

     Cet intérêt soudain pour la mort volontaire, fut, d’ailleurs facilement compréhensible. Car au sein d’une sous-culture largement empreinte d’idéaux érotiques de la jeunesse et de la beauté ; ou précisément les plus jeunes et les plus beaux eurent semblé être devenus la proie d’une affliction de proportions proprement bibliques ; ou la mort — apparemment inévitable — associée à cette maladie, était accompagnée des plus affreuses marques de la souffrance dégénérescente ; et ou la conscience politique se coalesçait, déjà, autour d’une idéologie de libération ancrée dans une continuité de luttes récentes — de race et de gendre — vers une vision de droits civils, universels, qui garantirait, aussi, la liberté d’expression sexuel ; là, enfin, où le mot « liberté » se trouvait sur toutes les lèvres : il fut inévitable que ce droit ultime — de fixer le moment et la manière de sa propre mort — serait revendiqué avec une ardeur jamais vu auparavant, ni par la suite.

     La discussion de ces faits se complique, bien sûr, du fait que l’homosexualité soit entourée de tabous, des plus fortes, en ce qui concerne le discours, le vocabulaire, et les intervenants jugés politiquement acceptables dans sa discussion. Pourtant, la présence et l’influence des homosexuels (collectivement), dans l’évolution publique et culturelle de cette période, fut tellement importante qu’aucune histoire sérieuse ne pourrait l’ignorer ; et en conséquence, personne ne pourrait discuter sérieusement, de cette histoire, sans s’y référer.

     Alors, si je peux me permettre de m’aventurer, sans préjudice, sur ce terrain sensible, je crois pouvoir affirmer que l’influence des activistes homosexuels, dans la cause du « droit à mourir » (ainsi que la légalisation éventuelle de l’euthanasie), fut certainement critique, sinon déterminante.

— Le droit à mourir selon les victimes du SIDA

       L’idéologie des activistes homosexuels, à cet égard, tenait, dans le jargon médical, de « l’autonomie » du patient. Ce fut une justification subjective du suicide assisté, fermement plantée dans la lignée des idéologies libératrices de l’Après-Guerre, qui procédait directement de la même source – et partageait la même enthousiasme émotif — que le « free love » de la Contre-culture des Années Soixante, tant central dans l’accession des homosexuels à la libre expression identitaire.

     D’après cette logique, le patient eut récemment gagné le droit, de refuser les soins médicaux (incluant même les soins nécessaires au maintien vital), non en fonction de raisons objectives qui serait jugées admissibles par de tiers, mais simplement parce qu’il le voulait bien ; et l’on demandait l’extension de ce principe vers un droit de mort (assistée), accélérée et miséricorde.

— À la rencontre des personnalités : Svend Robinson

         La question se pose, naturellement, à savoir, si le désir suicidaire de Mme Rodriguez (exprimé aussi, par coïncidence parfaite, dans cette année charnière de 1992), se nourrissait seulement, ou encore, trouvait franchement ses racines, dans l’ouvrage d’information politisée et de sentiment populaire, qui paraissait en volume grandissant à ce moment au sein de la communauté homosexuelle. Bien sûr, cette question ne trouvera jamais une réponse claire (vu la relation complexe de renforcement mutuelle entre l’information, la suggestion, et l’action concret) ; mais je trouve le lien intuitivement inévitable.

     Ce que nous savions avec certitude, cependant, c’est qu’une alliance étroite, autant médiatique que personnelle, s’est rapidement établie entre Mme Rodriguez et l’âme engagée de la communauté homosexuelle, de par l’entremise, et dans la personne, de M. Svend Robinson, qui était, à cette époque, le premier — et aussi le seul — Membre du Parlement Canadien qui affichait, ouvertement, son orientation homosexuelle.

     Au plan personnel, à travers tout cet épisode, M. Robinson jouait un rôle, visiblement déterminant, de soutien moral auprès de Sue ; prêtant le poids considérable de son influence, comme militant engagé, et comme Membre de Parlement. Mme Rodriguez bénéficiait, immédiatement, alors, de la gravitas d’un appui politique substantiel ; de la garantie d’un suivi médiatique assidu ; et de la présence d’un ami, qui, de toute évidence, la validait fortement dans son droit de choisir.

     Mais ce n’est pas encore tout, car devant le refus de la Cour Supreme, d’acquiescer à la demande de Mme Rodriguez (1993), ce fut M. Robinson qui prodigua à Sue Rodriguez les services du médecin (toujours officiellement non-identifié) qui provoqua son décès. Et c’est ainsi que Svend Robinson fournit la preuve, non seulement de son sérieux politique, mais également de ses capacités d’intervenir réellement ; et de par le fait même : de souligner l’influence importante, de réflexion et d’action dans cette matière, qui émergeait, alors, de l’ensemble homosexuel-engagé dont il en fut le représentant de circonstance. Aussi, les appuis individuels offerts dans la cause Rodriguez, de personnalités homosexuelles influentes à l’image de M. Robinson, se sont transformés par la suite, à l’occasion de débats subséquents qui touchaient au « droit de mourir », dans de représentations formelles provenant de divers organismes associés aux questions du SIDA et de la libération sexuelle, une tradition qui se maintient toujours au moment d’écrire ces lignes.

— Une deuxième perspective : John Hofsess

    La toute première personne associée à Mme Rodriguez, cependant, fût un personnage issu, apparemment, d’une lignée idéologique plus traditionnelle, selon laquelle le suicide assisté (ou disons-le plus franchement : l’euthanasie) se justifiait, surtout, en fonction de la sévérité objective de la souffrance (ou de la déficience) du patient.  Il s’agissait de John Hofsess, (1938 – 2016) écrivain, cinéaste, et fondateur de la « Right to Die Society of Canada » ; un personnage connu, déjà, pour la controverse, et destiné à le devenir encore davantage.

     D’après le récit des événements : M. Hofsess eut promis son aide pour assister Sue Rodriguez, personnellement, dans l’accomplissement de son suicide (en dépit du fait que John Hofsess ne fut aucunement médecin). Ce fut lui aussi, le premier, qui aurait « découvert » Mme. Rodriguez ; qui l’eut écouté ; et qui avait réussi à transformer les désirs intimes de cette dame en cause célèbre.

    Alors, devant ces personnages, qui se trouvèrent au cœur de cette drame médico-légale, nous nous trouvions en présence, aussi, je crois, des deux tendances principales qui œuvraient à la promotion de l’euthanasie — à cette époque, et de nos jours.

— Les deux tendances à l’appui de l’aide médicale à mourir : exposées dans leur antagonisme essentiel ; et dans leur cohabitation de fait

     Ce sont, décidément, de différences théoriques d’une extrême importance : car l’un c’est un raisonnement intuitif, de cœur, et de liberté personnelle, qui ne pouvait jamais cautionner autre chose que les décès pleinement volontaires ; tandis que l’autre, c’est une raisonnement, froidement catégorique et autoritaire, qui présume juger de la validité des vies individuelles, et qui peut aussi servir à justifier (en fait : qui a déjà servi à justifier), non seulement la mort d’incompétents, mais également, la mise-à-mort de personnes capables, pratiquée contre leur gré.

     Pourtant, cette distinction se révèlent, aussi, très difficile à tirer sur le terrain (et même en ce qui concerne les personnes choisies, ici, pour la représenter) : car les autonomistes se servent souvent des évidences de la « souffrance » (objective) pour appuyer leurs désirs personnels ; tandis que les promoteurs de l’euthanasie objective, eux, se fient sur l’acceptation préalable de l’euthanasie volontaire, pour avancer, éventuellement, une pratique plus large.

     Néanmoins, ce serait toujours ma lecture personnelle des faits, que cette différence puisse utilement s’illustrer, ici, avec la suggestion que Svend Robinson penchait plus vers l’opinion que Sue Rodriguez avait droit au choix de mourir ; tandis que John Hofsess (et peut-être, dirai-je, Sue Rodriguez elle-même), penchait plus vers un sentiment catégorique que la condition de Mme. Rodriguez indiquait, objectivement, la rectitude de cette mort.

     Bien sûr, il y en aurait pour me reprocher, par principe, l’impertinence de vouloir faire de telles distinctions parmi les militants concernés ; mais de fait, tel fut précisément la plus grande réussite de Sue Rodriguez : d’avoir effacé ces différences (en grande partie) dans la perception populaire de sa propre personne ; et d’avoir pratiqué, ainsi, un trait d’union pragmatique, entre les différentes tendances du mouvement.

— L’effet unificatrice du phénomène « Sue Rodrigues »

     Premièrement, cette image, d’une femme « comme tout le monde » — mère, attachante, fragile, volontaire et sympathique — adoucissait beaucoup la perception, encore courante à l’époque, que le suicide assisté ait été un phénomène essentiellement limité à la sous-culture homosexuelle ; et les activistes de cette appartenance ont pu profiter, ainsi, d’une plus grande résonance dans la réception du message — immédiatement apparente — auprès du grand publique.

     Encore, les militants traditionnels, de la trempe de John Hofsess, furent soudainement capables de profiter, aussi, de l’enthousiasme et de l’organisation étendue — de l’expérience, et des moyens techniques, politiques et médiatiques – bâtis auparavant dans la lutte première de la libération homosexuelle, et qui devenaient de plus en plus franchement engagés dans la cause du « droit à mourir ».

    Et c’est ainsi que ces deux tendances théoriques (aussi antagonistes qu’elles puissent l’être dans l’abstrait) se trouvaient (et se trouvent toujours), inextricablement entremêlées, sur la place publique (et dans le discours des militantes de toute appartenance, où l’on s’en sert librement, de l’une ou l’autre, au gré, seulement, des besoins tactiques ponctuels).

     Or, l’influence pratique de cette alliance, cimentée dans la contradiction, ne cesse de se répercuter dans les débats fondamentaux de notre époque.

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Sue Rodriguez en compagnie de Svend Robinson (1952 – ): ami de confiance, allié politique, activiste homosexuel et Membre du Parlement Canadien (1979 – 2004)

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez II : Un regard d’handicapé sur le phénomène Rodriguez)

Chapitre : Des explications, des anecdotes, et un plaidoyer de l’auteur, au sujet de la volonté vitale exprimée par la clientèle, et leur rejet de l’option euthanasique

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : L’euthanasie et la clientèle – Section I : Le vécu des personnes handicapées, malades et mourantes — Chapitre : Des explications, des anecdotes, et un plaidoyer de l’auteur, au sujet de la volonté vitale exprimée par la clientèle, et leur rejet de l’option euthanasique)

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Un exemple-type : Jonathan Marchand, ingénieur, fondateur de l’Alliance québécoise des citoyens hébergés, atteint de la dystrophie musculaire, dépendant de la ventilation artificielle, et résident de Centre d’hébergement de soins de longue durée (Sainte-Anne-de-Beaupré, QC), s’indigne du fait que la mort soit rendue plus accessible, au Québec, que la vie : « … aux soins intensifs (en raison d’un épisode de pneumonie aigue), on m’a offert l’euthanasie à plusieurs reprises sans jamais m’offrir le choix de pouvoir vivre ma vie dans la communauté… »

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— L’auto-identification, de l’auteur, comme client désigné de l’euthanasie

     Par souci de transparence complète, je dois signaler, au lecteur, que j’en fais moi-même partie de ce groupe, officiellement désigné, « apte à mourir ».

     Dans l’écriture du livre en cours, je crois avoir transcendé, ne serait-ce qu’un tant soit peu, mon cas immédiat et mes intérêts individuels, pour contribuer de façon acceptablement objective au débat plus large concernant le futur de notre société. Pourtant, j’admets, aussi — et bien volontiers —  que sans ce lien direct avec la matière, j’aurais certainement investi mes énergies dans d’autres entreprises plus souriantes.

     Je peux affirmer, ainsi, qu’il y a quelque chose de très prenant, et de très motivant, dans le fait de se sentir personnellement menacé dans sa sécurité physique ; et l’assiduité au travail, dans de telles circonstances, peut dépasser, facilement, tout ce que nous pouvions observer autrement. De plus, la sincérité de l’engagement à l’endroit des adversaires idéologiques devient plus profonde, car il importe, réellement, de trouver des solutions pragmatiques, plutôt que de briller, seulement, dans une exposition géniale d’une position intransigeante.

     Or, pour comprendre et intégrer ma situation particulière face à la légalisation de l’euthanasie, il eut fallu que je m’applique à comprendre, aussi, la validité des affirmations, et des contre-affirmations, parvenant de sources multiples, soit principalement : les professions médicales, les apôtres de la liberté personnelle, les idéologues de souche collectiviste-utilitaire, les communautés religieuses, les philosophes de dérivation séculaire, et la grande publique.

     Mais seulement le premier de ces groupes, c’est à dire les médecins et autres professionnels de la santé, possèdent, à mon avis, une motivation proprement personnelle (d’identité et de fonction professionnelle) qui peut se comparer — même de loin — avec l’impératif ressenti par les personnes handicapés ; et c’est ainsi que les médecins, aussi, recherchent instinctivement des accommodements pratiques : pour pouvoir poursuivre, convenablement, une médecine d’inspiration hippocratique, même en cohabitation avec les promoteurs d’une pratique alternative d’euthanasie.

     Les intervenants philosophiques et religieux, par contre, avance des positions dont la valeur principale consiste, plutôt, dans leur caractère de rigueur sans compromis, et dans la clarté, nettement démarquée de leurs conclusions ; tandis que les administrateurs publiques, eux, se complaisent dans l’attente passive d’économies appréhendées ; et la grande publique (avec les politiciens qui l’accompagnent) ballotte au gré de préjugés ancestrales et d’opinions tirées de la dernière tendance ponctuelle.

     Malheureusement, encore, aucun de ces intervenants ne possèdent, nécessairement, de motivations suffisamment directes pour les amener à faire, loyalement, l’effort requis pour comprendre les autres. Mais toujours est-il, que les handicapés,  les malades, les mourants — ces personnes vers lesquelles se pointe, actuellement, la flèche mortelle, non simplement du suicide assisté, mais de la normalisation médicale de l’euthanasie ; ces personnes pour lesquelles ce régime d’euthanasie fut inventé — à leur intention, et contre leur gré ; ces personnes qui ne sont que rarement en situation de s’exprimer ; ces personnes, enfin, dont la caractéristique socialement dominante demeure leur dépendance sur la bienveillance d’autrui ; ces personnes, dis-je (incluant moi-même très candidement) : ces personnes auraient absolument besoin que leur expérience soit entendue, car leur survie en dépend.

     Pourtant, je ne doute pas de la bonne volonté du lecteur présent. J’imagine seulement qu’il puisse (possiblement) lui manquer de motifs d’urgence, suffisamment impératifs, pour comprendre la situation des handicapés et malades, et non, pas, qu’il lui manque le désir pour ce faire. Alors je me permets, à ce propos, de présenter les quelques paragraphes suivants, de nature un peu personnelle et anecdotique, dans le but de lui faciliter cette tâche.

— L’Énoncé primaire de la volonté vitale

     Premièrement, fallait-il souligner, que la vie de l’handicapé, du malade, du mourant, lui semble, subjectivement, aussi importante que celle de n’importe quelle autre personne.

     Voilà donc, tout le problème résumé dans une simple phrase : car toute la démarche de légalisation du suicide assisté (converti chemin faisant en euthanasie simple), fut postulé sur la présomption, quasi-unanime parmi les bien-portants, que la mort serait préférable à la vie dans les circonstances décrites. Alors qui dit vrai ? Qui aurait raison ? Celui qui désire encore vivre ? Ou celui qui s’apprête à le tuer ?

     Et c’est ainsi, que je me permets d’insister auprès du lecteur :

     Même si vous ne retiendrez rien de plus, cher ami, suite à la lecture de ce livre ; retenez, s’il vous plait, ce qui suit : À l’exception d’une minorité suicidaire, assez marginale, les personnes handicapées, malades, et mourantes, désirent vivre aussi longtemps que possible, tout comme leurs voisins bien-portants ; et pour ceux qui en douteraient toujours : cette affirmation se confirme rigoureusement dans les taux massifs de refus de l’option euthanasique, partout, et dans tout catégorie, sans exception.

— Des anecdotes de l’auteur, et ses conclusions personnelles

     Non ! Je n’ai aucun désir suicidaire. Pourtant, depuis plus de quarante ans, je me fais interpeller, régulièrement, un peu partout, et même dans la rue – par des proches ou par des parfaits inconnus — qui semble ressentir un besoin pressant de partager avec moi leur conviction que, « s’ils étaient à ma place … » ils se suicideraient. Rien de moins.

     Je suis habitué, bien sûr. Je suis de tendance intellectuelle. J’ai étudié et j’ai réfléchi aux divers arguments, philosophiques, qui entourent cette question. J’ai lu avec intérêt les réflexions autobiographiques des gens concernés. En fin, je suis plutôt flegmatique. Mais même pour moi, c’est n’est pas facile de trouver le détachement nécessaire pour répondre posément à de propos aussi dangereux, et qui me touchent d’aussi près. Alors, il va sans dire que j’arrive mal, actuellement, à me resigner à cette cadre légale par laquelle ces individus naïfs, et ignorants (parmi lesquels nous nous devons de compter, aussi, bon nombre de médecins) — que tous ces gens alors — se trouvent objectivement validés et réaffirmés dans leurs jugements grossiers, de par de décrets livrés par les plus hautes autorités de notre société.

     Est-ce si difficile, à la fin, de comprendre que nous, les abimés de parcours, n’ont plus ce choix qui se voit si cavalièrement invoqué par ceux qui sont assez chanceux pour n’avoir rien, encore, perdu ? N’est-il pas apparent, que derrière ce souhait de mort, si légèrement proféré, ne demeure rien qu’un exercice, assez insouciant, de choix imaginaire entre ce que l’on est, d’abord, et une possibilité catastrophique, à peine créditée, de ce que l’on pouvait devenir ?

     Évidement la personne indemne se recule devant cette vision d’épouvante ! Pourtant, la personne abimée fait précisément le même calcul ! Car elle ne fait que comparer son état actuel (la vie) avec un état qui serait pire (la mort) et elle choisit le premier ; elle ne fait, ainsi, que s’accrocher à son bien présent comme n’importe quelle autre le ferait (quoique plus vivement, peut-être, dans la mesure qu’elle comprend plus, maintenant, les secrets de la vie qui s’en va en s’amoindrissant ; et qu’elle apprécie, d’avantage, les étincelles qui en reste). Et s’est ainsi que, moi-même, je ne désire que de jouir pleinement de ma vie, quelles que soient ses limites ; car, pour moi, cette vie serait tout, exactement comme la vie de quiconque. Et encore :  je ne cesse jamais de m’étonner à ce que cela puisse sembler si étrange pour les non-initiés.

     Non ! Je ne désire pas mourir. Non ! Je ne veux pas d’un droit au suicide en guise de soin médical. Je désire, au contraire, la promesse d’attentions protectrices pour les jours où ma morale, comme la morale de n’importe qui, puisse fléchir ponctuellement.

     J’hésite, néanmoins, par souci de réalisme, à demander (en plein droit de citoyen) les ressources nécessaires à ma survie. Mais en autant que je sois toujours capable de me les procurer, je refuse de partir de mon propre gré. Et plus encore, quoique je reconnais le droit, aux autres, de m’abandonner à la mort (selon leur propres priorités financières), je ne les reconnais pas le droit de me tuer ; et je refuse, catégoriquement, à leur proférer une excuse pour ce faire, dans cette machination macabre d’euthanasie volontaire.

— La consternation, des personnes visées, de se voir amoindries dans la perception publique, en fonction de critères objectifs

     En somme, la résistance spécifique la plus féroce, parmi les gens malades et handicapés, face au suicide médicalisé et à l’euthanasie pure, vient d’une indignation primaire devant le fait de voir leurs vies officiellement définies comme étant de moindre valeur que celles de leurs voisins dites « normales ». Dans un mot : les malades et les handicapés s’insurgent contre ce principe discriminatoire, flagrant, qui est indissociable du régime actuel de critères médicaux objectifs ; un principe qui les menace dans leur dignité humaine, dans leur paix psychologique, et éventuellement — disons-le franchement : dans leur sécurité physique.

— Les Assurances peu convaincantes véhiculées par les promoteurs de l’euthanasie

     Évidemment, il y a un effort considérable de la part des champions de la justification objective du suicide médicalisé, à se montrer rassurants. Non, non, dirait-on, le risque appréhendé n’existe pas dans les faits. La volonté informée, et clairement exprimée, restera toujours la première condition de l’autorisation des euthanasies ; les plus vulnérables peuvent être protégés en fonction de mesures étroites de sécurité élaborées à leur intention ; la majorité ne sera pas touchée ; les non-suicidaires n’ont, donc, rien à craindre ; sans consentement éclairée, personne ne sera tuée. Point finale. Tout le reste tiendrait des malentendus, sans plus…

     Remarquez-bien, s’il vous plait, que dans ce discours, la « personne vulnérable » était toujours représentée, par dessin ou par ignorance, comme une personne extraordinaire et spécifique, dont la protection pouvait être assurée — par des moyens également extraordinaires — sans contrevenir aux droits de la majorité non-vulnérable.  Or, outre le fait que les membres de cette clientèle — malades chroniques, mourants, handicapés lourds — sont, à bien d’égards, vulnérables d’emblée, il faudrait de nouveau signaler la situation quantitative précisé dans un chapitre précèdent : que 90 % ne désire pas se suicider !

     Et en conséquence, les circonstances réelles sont exactement contraires aux représentations des faits : il ne s’agit pas d’une volonté majoritaire, qui doit être satisfait, malgré un certain risque au nombre limité de « vulnérables » ; d’une réforme —  d’après la théorie — qui soit  bénéfique pour l’ensemble.  Pas du tout.

     Même si nous imaginons que tous les suicidaires sont pleinement volontaires, et aucunement influençables, nous devrions toujours reconnaitre que la vaste majorité sont devenus vulnérabilisés davantage, puisqu’exposés aux nouvelles pressions – publiques et intimes — d’abandonner leur choix de vivre. Et de façon étonnante (vue de la perspective de l’auteur actuel), Il ne semble pas, somme toute, y avoir trouvé la moindre crainte (parmi la majorité bien-portante), que cette innovation ait pu avoir des effets néfastes — systémiques et généraux — imposés sur la totalité de la population visée.

     Eh bien, permettez-moi de présenter mes excuses auprès du lecteur, mais dans ce cas, je me sens obligé de m’objecter avec force :

     Ce sont de propos de beaucoup trop faciles. Les vices de fond sont bien réels, à la fois dans la tradition philosophique, et dans la forme de la loi. Ces vices ne peuvent que favoriser la validation implicite de préjugés préexistants à l’égard des vies « indignes » ; et la validation de ces préjugés ne peut que produire des effets pratiques — sinistres et d’étendu imprévisible — sur le vécu de toutes les personnes, malades et handicapées.

Commençons d’abord par la tradition philosophique.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi)

Chapitre : Suivre la piste de l’argent

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie A : Mise en matière — Chapitre : Suivre la piste de l’argent)

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Un atelier illégal où l’on découpe de voitures volées : la perte de l’un devient le gain de l’autre

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— l’Opportunité de chercher une explication économique pour l’euthanasie

     Ce livre aurait débuté avec une promesse, de l’auteur, que ce ne serait pas une simple diatribe contre le choix de mourir. Au contraire, le but annoncé fut seulement d’établir comment ce choix pouvait s’exercer avec le moins possible d’effets pervers, collatéraux.

     Or, la thèse centrale développée dans le Tome Premier fut la prétention que le suicide, incluant le suicide assisté, puisse très bien s’incorporer dans notre tissu social — sans dénaturer la pratique médicale, et sans s’attaquer à la sécurité de la personne, malade ou handicapé — par le simple expédiant d’admettre franchement  la qualité subjective de la décision suicidaire, et d’accueillir cette pratique en fonction d’un principe de liberté personnelle, sans lien nécessaire avec la médecine, elle, qui pourrait, ainsi, demeurer une science exclusivement vouée à la guérison.

     Au mieux, il serait à souhaiter que le suicide (incluant le suicide assisté), soit démédicalisé tout à fait ; et à défaut d’un tel aboutissement, qu’il y ait au moins démédicalisation conceptuelle, de sorte qu’il soit parfaitement compris que de telles morts soient accordées en vertu de choix souverains épousés par les patients (sujet seulement aux conditions jugées nécessaires pour la protection de la société), et non en vertu de jugements médicaux balisés par de critères dits « objectifs ».

     Cette méthode ne satisferait pas, évidemment, à ceux qui s’opposent catégoriquement au suicide. J’en suis très conscient, car je me trouve, en principe, de ce nombre. À travers le travail de réflexion requis pour produire ces textes, cependant, je me serais satisfait de la nature illusoire d’un espoir voulant que la prétendue objectivité médicale puisse réduire le tort principal, de l’acceptation sociale du fait suicidaire ; ou encore, diminuer, de façon significative, le nombre de suicides accomplis.  Au contraire : ce modelé nous impose, en plus, une pléthore de torts accessoires.

     Aux autres, alors, promoteurs de la vie, de tirer leurs conclusions propres ! Je comprends leur dilemme ; et je compatis avec eux.

     Ce qui se comprend moins facilement, par contre, ce serait comment les gens d’allegiance contraire, c’est-à-dire, ceux qui croient que le mort volontaire soit une option désirable, puissent accepter de subir, gratuitement, les maux supplémentaires qui sont indissociables de la médicalisation de ce choix.

     Or, avec respect, et au bout de ressources pour trouver une explication plus généreuse, force serait, maintenant, de suggérer que dans de tels cas — de politiques apparemment inutiles, mais aussi, évidement destructrices et illogiques – qu’il faut chercher l’explication, d’habitude, du côté des intérêts particuliers, et surtout : des intérêts financiers. Car ces derniers fournissent, normalement, les seul mobiles qui feraient fie, à la fois, de la souffrance humaine et du gros bon sens.

— l’intérêt particulier

     Quand, par exemple, un voleur « prend » une automobile dont le vol impose aux propriétaires une perte de trente mille dollars, mais sur lequel il ne peut faire qu’un gain de mille, ou même de cinq cents dollars, seulement ; et plus encore, que l’automobile en question aboutit dans un atelier de découpage, réduite à quelques morceaux utiles et un tas de fer résiduel ; nous comprenons tout de suite, que ce procédé, vu d’une perspective économique plus large, n’a aucune sens. Mais le voleur, lui, ne voit que son gain, net, de cinq cent piastres ; ce qui nous fournit une excellente définition pratique de l’intérêt financier particulier !

     L’euthanasie utilitaire, aussi, comme nous en sommes tous intuitivement conscients, promet des gains financiers spécifiques. Seulement, ces gains se réaliseront (en admettant que nous y consentons) au prix de pertes, très considérables, subis ailleurs : car les vies des malades et des handicapés seront amoindries dans le respect (et écourtées dans la durée) ; tandis que l’intégrité, la morale, et l’efficacité de l’industrie médicale seront attaqués en profondeur.

     Pourtant, pour expliquer le motif profond de la politique actuelle, qui consiste, objectivement, dans la création de conditions qui favorisent un recours maximal vers une pratique universellement normalisée de l’euthanasie — contre toute nécessité, contre toute logique médicale, et contre l’intention clairement annoncée au départ — il faudrait, je crois, chercher du côté des intérêts économiques, et de suivre, comme l’on dit, la piste de l’argent.

— La compétition autour des fonds publics

     Pas, je me précipite à préciser, que nous sommes, ici, en présence d’une rapacité de gain aussi simple que celle personnifiée par notre voleur hypothétique. La mainmise postulée ne serait pas le seul fait de quelques individus criminels, ni même d’intérêts corporatistes poussés sans scrupule au-delà des limites raisonnables. Au contraire, l’opposition des intérêts se manifesterait au plus haut niveau de notre système d’économie publique, c’est-à-dire, dans la compétition pour l’octroi de fonds publics, qui se pratique dans la promotion d’une myriade de besoins prioritaires, dont la provision des soins de santé n’en serait qu’un parmi d’autres.

     Vu de cette perspective, tout changement, au mandat médical, qui promettrait de réduire les coûts de ce dernier, représenterait, aussi, une libération de fonds qui puisse, ainsi, servir dans la même mesure, à toutes sortes d’autres fins. De plus, cette compétition, parmi les différentes initiatives sociales, n’oppose pas nécessairement de groupes d’individus distincts, mais bien plus souvent : les mêmes personnes se trouvent sollicitées par de considérations multiples. C’est-à-dire, que la masse des citoyens, pris individuellement, se trouvent en situation de conflit intérieur selon les rôles divergents assumés : tantôt de clients, des différents services ; tantôt, peut-être, de travailleurs, prodiguant ces mêmes services ; et toujours : en contribuables responsables pour payer le tout.

     Il deviendrait compréhensible, alors, qu’une entorse sérieuse au mandat médical puisse sembler acceptable (d’un certain point de vue, myope et ponctuel, qui soit propre aux bien-portants), et même, peut-être, bénéficier d’un important appui populaire (particulièrement quand la manœuvre serait représentée en condition nécessaire pour l’épanouissement de l’autonomie personnelle). Mais, ironiquement, aussi, dans ce contexte de responsabilité publique partagée : si quelqu’un se fait berné par un tel exercice de manipulation rationnelle, ce ne serait qu’à l’aide d’une certaine complaisance, car au bout du compte, nous sommes tous, en contribuables et en bénéficiaires des services publics, à la fois, les victimes du vol, et les voleurs qui en sont responsables.

— Les avantages économiques de l’euthanasie utilitaire ; le besoin de choisir

     Dans le cas présente, l’innovation qui fut introduite dans la pratique médicale avec la médicalisation du suicide (et avec le remplacement du suicide par l’euthanasie active ou aide médicale à mourir), consiste à redéfinir la mise à mort délibérément provoquée par médecin — à l’endroit des patients sous sa responsabilité — comme une intervention thérapeutique bénigne ; une intervention qui répondrait, objectivement, aux indications cliniques présentées par ces derniers.

     Dans d’autres mots, les ayant tué, il les aurait, aussi, guéri.

     Soit. Nous pouvions immédiatement, je crois, apprécier l’ampleur phénoménale de la réduction dans les frais globaux des soins de santé à laquelle nous pourrions nous attendre, surtout, si nous consentions à suivre cette logique radicale jusqu’au but.

     Sans détour, le modèle ainsi avancé se résume dans un principe d’utilité extrême (quelque fois énoncé, certes, mais presque jamais écouté sérieusement jusqu’à nos jours) que la disparition du malade puisse devenir socialement équivalente à la guérison de la maladie ; que l’infirmité de la vieillesse puisse être surmontée avec la disparition du vieux ; que le problème entier de la dépendance puisse être résolu, sans plus, avec la disparition des personnes dépendantes !

     Pourtant, l’épargne immédiate, de quelques dollars, semblerait un gain ridicule une fois comparé à la perte suprême éventuellement exigée de chacun des êtres sacrifiés (et nous y seront tous, ultimement, de ce nombre). Ou, au moins, ce procédé semblerait aussi illogique que la cannibalisation de voitures fonctionnelles, du moment qu’il soit contemplé de la perspective des victimes.

     Et c’est ainsi, que je crois pouvoir affirmer, que nous tous, citoyens/contribuables, munis du pouvoir de la responsabilité démocratique, avons un intérêt de premier ordre — à la fois personnel et collectif — de comprendre en détail la signification économique de cette brèche qui s’est soudainement ouverte dans l’interdiction des gestes homicides ; de bien délimiter les gains et les pertes ainsi réalisés. Car c’est à nous, finalement, qui revient la décision collective de ce que nous voulons, et dans quel monde nous voulons vivre.

     Décidément, en considération de l’importance économique du secteur santé, ainsi que l’importance de chaque vie humaine, le choix qui nous confronte ici mérite la plus grande attention.

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Aux soins de longue durée : Plus les patients sont supprimés grâce à l’euthanasie ; plus les budgets sont libérés à d’autres fins

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie A : Mise en matière — Chapitre : Suivre la piste de l’argent — Les simples protestations, de pureté d’intention, ne peuvent aucunement nous suffire face à l’euthanasie)

— Ce n’est pas la faute des médecins

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : L’euthanasie et la médecine — Section V : Considérations pratiques : pertes financières et humaines à prévoir suite à l’utilisation des professionnels médicaux comme agents homicides — Chapitre : Instrumentalisation du Mystère médical pour rendre acceptable l’euthanasie — Ce n’est pas la faute des médecins)

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L’observation de la pression sanguine, pratiquée à l’ancienne manière

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     Permettez-moi de préciser, ici, que je ne dispute pas du tout aux médecins la position unique qu’ils occupent dans notre société, ni individuellement, ni collectivement.

     Au contraire, c’est mon expérience personnelle que dans l’ensemble, et au quotidien, les professionnels de la santé s’efforcent réellement à monter au niveau des attentes qui leur soient imposées. L’histoire impressionnante, d’ailleurs, des succès médicaux réalisés jusqu’à nos jours, ne serait rien d’autre que le récit des victoires remarquables que ces personnes, courageuses, auraient déjà remportées dans cette bataille sans fin, ou les buts se reculent toujours dans la même proportion que nous nous y rapprochons.

     En particulier, je peux attester — avec gratitude et sans retenue — que je ne suis ici pour écrire ces lignes, que grâce, uniquement, aux efforts infatigables de nombreux médecins qui m’auraient sauvé la vie : autant ponctuellement et dans le drame du moment, que tranquillement et surement, à travers les années.

     De plus, et pour la plupart d’entre eux, je suis persuadé que les médecins s’en passeraient, bien volontiers, de ce qui ne pourrait être qu’un poids psychologique difficilement supportable : car les attentes illimitées, nourries par la collectivité à l’égard du médecin, seraient probablement ressenties toujours, par ce dernier, comme un fardeau de responsabilité auquel il ne pourrait jamais répondre adéquatement. Et comprise dans ce sens, l’autorité du médecin ne serait pas un privilège convoité autant qu’une exigence imposée, ou au mieux, un devoir idéel assumé, auquel chaque médecin consent individuellement à se mesurer.

     Certainement, dans l’immédiat, et chose très importante pour le propos présent : il est évident qu’une large majorité des médecins n’auraient aucunement le désir, ni d’exercer, ni de posséder, ce pouvoir mortel de l’euthanasie.

     Ce ne serait, alors, aucunement mon intention de reprocher aux médecins cette mystique de pouvoir occulte qui les entourent depuis toujours, ni cette image mythique du guérisseur-sorcier-médecin-scientifique, entretenue à tort ou à raison dans la conscience populaire. Je considère cette perception extérieure comme le sous-produit inévitable de l’évolution de leur métier.

     Ce que je regrette, cependant, c’est l’instrumentalisation de cette mystique, par notre classe politique, pour faciliter l’introduction sociale de l’euthanasie.

— La commodité politique, illusoire, de confier la responsabilité pratique, de l’euthanasie, aux seuls médecins   

     C’est ici, je crois, que nous découvrons l’un des visages des plus séduisants, mais des plus dangereux aussi, de ce modèle de mise à mort médicalisée : car, c’eut été très rassurant (et peut-être de bien trop rassurant) pour nos décideurs, en s’approchant de ce nouveau terrain controversé — moralement et légalement obscur — que de définir le tout en simple intervention médicale bénigne, et de remettre ainsi, toutes les responsabilités –de jugement et d’action– aux seuls médecins.

     Quelle façon plus simple (non seulement pour les législateurs, mais également pour les juges qui auraient contribué de façon tant substantielle à l’évolution conceptuelle de l’euthanasie) de se réconcilier avec les imprécisions des jugements et des textes ? De se réconcilier à l’incapacité d’expliquer, ou même de prévoir, les aboutissements futurs des lois et des jugements dont ils furent les auteurs ? De se réconcilier à tout cette opacité dans la démarche et à tout cette ambiguïté dans le produit ? De se réconcilier, à la fin, avec l’insuffisance du travail accompli, grâce à la foi simple — mais profondément irrationnelle — témoignée devant l’agence supérieure de la science médicale : que les médecins, seuls, sauraient résoudre sur le terrain, toutes les contradictions coriaces qui eurent résisté aux meilleurs efforts dans la théorie ? Apparemment, et de toute évidence, nos décideurs auraient procédé avec la présomption absurde que nos médecins puissent posséder une sagesse proprement Salomonique !

     Soit. Sur un premier niveau d’analyse, et avec une certaine générosité d’esprit, fondée sur la recognition de nos faiblesses communes, nous pouvions simplement voir, ici, un exemple de plus de la naïveté touchante et enfantine avec laquelle l’humanité aurait l’habitude de se décharger des responsabilités lourdes de son existence ; d’abdiquer ses compétences à la faveur de pouvoirs supérieurs, humains ou surhumains, réels ou imaginaires.  Mais force serait également de constater que nous nous trouvons, ainsi, devant une construction politique dont la fierté de ses architectes fut de l’avoir assis sur une fondation solidement objective, tandis qu’à la fin, nous pataugeons en pleine explication magique !

     Et ce qui serait d’une importance éventuellement plus importante : de manière concrète, nous ignorions, ainsi, les torts vifs imposés aux médecins individuellement, grâce à cette illusion collectivement rassurante.

— Quel sera l’effet cumulatif des blessures spécifiques : sur les professionnels individuellement, et alors, sur l’industrie dans son ensemble ?

     Apparemment, et aussi étonnant que cela puisse nous paraitre, il semblerait que cette question ne s’est même pas posée, à toute fin pratique, avant l’entérinement du nouveau projet euthanasiste. Nos décideurs auraient agi, de toute évidence, avec la même confiance, insouciante, propre à l’enfant qui se couvre les yeux en se croyant invisible.

     Plus encore, vu la nature inédite de l’euthanasie légale, il n’existe aucune (ou presqu’aucune) donnée à ce sujet. Pour l’instant, les simples aveux anecdotiques des euthanasistes les plus prolifiques, à savoir « Je le fais et je me sens bien », semblent satisfaire aux journalistes — gagnés d’avance à l’idée, et peu curieuse au détail. Surtout, il n’y aurait aucun motif politique pour creuser plus à fond cette question, puisque la voie de l’euthanasie universelle serait déjà trop franchement engagée pour reculer facilement.  

     Pourtant, nous ne pouvions éthiquement faire autrement que de répéter cette évidence simple (n’en déplaise à la mythologie naïve) : que les médecins sont bel et bien des hommes et des femmes comme les autres ; qu’ils (et qu’elles) subiront les mêmes torts, dans les même proportions, que toute autre personne qui se trouverait aux prises avec le fait homicide dans son espace psychologique intime : bourreau, soldat, forçat, ou technicien ; et qu’ils  mériteraient, ainsi, le même respect, et le même souci protecteur, que nous prodiguerions sans hésitation à l’endroit de n’importe quelle autre.

    Car autant qu’il pouvait sembler imprudent d’accorder de pouvoirs tellement exceptionnels à toutes ces personnes, aveuglement, en vertu de leur profession médicale, autant il semblerait imprudent — et franchement cruel de surcroit – que d’assujettir ces mêmes individus aux suites psychologiques, statistiquement inévitables, de son exercice pratique. Les torts prévisibles, à la fois individuels et collectifs, sont simplement trop importants pour ignorer.

     Oublions, alors, pour l’instant, le médecin dans son rôle de garant idéel de la légitimité éthique du nouveau phénomène social de l’euthanasie (nous reviendrons, certes, à cet usage trompeur de l’objectivité scientifique) ; retournons, plutôt, à la matière immédiate de cette section qui concerne les pertes pratiques et financières dues à la mauvaise gestion, des ressources humaines, suite à l’imposition du mandat homicide ; considérons les répercussions psychologiques des responsabilités, lourdes de décision, qui attendent les médecins dans chaque cas particulier ; ou plus simplement encore : considérons le fait crû de tuer, et les blessures intimes qui doivent nécessairement accompagner sa pratique.

Chose certaine, il nous incomberait, sérieusement, de contempler sans préjudice, et sans complaisance, le résultat généralisé de tous ces effets individuels et particuliers ; de calculer leur impact sur l’intégrité morale et économique de notre vaste ensemble publique de la santé : car tel serait, sans détour, la responsabilité publique que nous nous partageons, tous, dans notre rôle complexe de citoyen/client/électeur.

     Et pour les moins sentimentaux : tel serait aussi notre intérêt direct en tant que bailleurs de fonds (contribuables) et de consommateurs (patients éventuels), de l’industrie médicale.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins)

— Une explication partielle : Le choc singulier produit par la Première Guerre Mondiale

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine –section III : Société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Les suites et la signification — Une explication partielle : Le choc singulier produit par la Première Guerre Mondiale)

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La « Charge de Pickett » climax de La Bataille de Gettysburg, gravure contemporaine : Après avoir traversé un mille de terrain à découverte, exposés aux tirs de l’ennemie, les attaquants Confédérés sont arrivés trop peu nombreux pour remporter la mêlée féroce qui s’est produite autour du « petit mur de pierre », le 3 juillet 1863.

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     Comme la section présente de ce livre s’intitule, «La  société en rupture », mon but serait d’éclaircir, quelque peu, la déstructuration sociétale, que nous avions vécu au cours du dernier siècle, produite grâce à la répudiation progressive des standards collectifs de comportements personnels — qui furent traditionnellement imposés en conséquence d’une vision morale objectivement partagée — et le remplacement de cette présomption de morale universelle, par une nouvelle affirmation de la liberté subjective ; d’expliquer cette première glissade dans la perception des mœurs, qui s’est transformée avec le temps en véritable dérive face aux principes moraux d’antan, et qui s’est manifestée non seulement dans ce cas précurseur qui fut la prohibition, mais aussi, plus tard, à travers la contre-culture des années soixante (et les « guerres de culture » qui s’ensuivirent) ; de décrire, enfin, ce qui s’est éventuellement présenté comme un effondrement simple des éléments centraux (et jusqu’alors incontestés) de l’organisation sociale existante, c’est-à-dire : un rejet des devoirs premiers de défense et de reproduction, ainsi que — de nos jours — une répudiation même de l’interdit de suicide (soit un rejet de l’obligation de vivre) articulée sous la revendication d’un nouveau « droit à mourir ».

    Il me semble impossible, aussi, d’éviter cette conclusion : que ces changements n’aurait pas pu se réaliser devant une résistance réellement décidée de la part de l’autorité. D’autant plus, qu’il n’existait pas, au moins en partant, un désir populaire de changement suffisant pour mettre sérieusement à l’épreuve, les capacités répressives de la collectivité.

     Alors, pour expliquer ce qui eût pu sembler être l’abdication pure des prérogatives sociales d’auto préservation collective, j’en serait venu à invoquer quelque chose de plus insolite, soit : une perte générale de confiance, profonde et aigue, qui s’est emparée des témoins contemporains à la suite de la Première Guerre Mondiale : déboussolés devant cette démonstration des fruits empoisonnés de l’évolution récente ; dépassé devant la technologie scientifique, meurtrière, mariée à la théorie Darwinienne, et appliquée, sans merci, à la lutte des « nationalités » ; témoins ébahis, enfin, devant la destruction foudroyante qui fut le résultat des conflits ancestraux poursuivis avec les méthodes de la modernité.

     D’après cette analyse, les stress produits par la suite de cataclysmes qui commença avec la Première Guerre, auraient suffi — si je pouvais reprendre l’analogie atomique d’un chapitre précédent– pour rompre les liens existants de l’atome civilisationnel existant ; pour fracturer l’ancien noyau ; pour forcer, à la fin, l’organisation d’atome(s) appartenant à de nouveaux ordres élémentaires (ou d’après notre analogie : de nouveaux paradigmes sociaux)

     Mais pour supporter une telle thèse il faudrait, d’abord, regarder de plus près la nature de ce conflit qui se voulait « la guerre qui terminerait toutes les guerres ».

— Qu’est-ce que ce fut que la Première Guerre Mondiale ? Et de quelle façon se démarqua-t-elle de l’histoire précédente des conflits humaines ? Comparaison sommaire avec la Guerre Civile Américaine

     Pour comprendre le choc subit par les soldats, et par les civils, au cours de ce qu’on appelait la Grand Guerre pour la Civilisation (et à la suite de celle-ci), il serait utile de la comparer, sommairement, avec sa plus proche rivale des temps modernes.

     La Guerre des États (Guerre de Sécession, ou Guerre Civile des États-Unis, 1861 – 1865) fut le plus âpre des conflits modernes avant la Grand Guerre elle-même. Elle dura cinq ans. Elle aurait finalement mobilisé presque tous les hommes valables chez les Confédérés du Sud, et instauré une conscription sévère même chez les Unionistes du Nord, beaucoup plus nombreux. Elle se livrait autour de questions de la première importance, car elle établit définitivement le principe de l’indivisibilité de la nation américaine, et elle mettait un terme à l’économie esclavagiste des états du Sud. Au moins 620,000 hommes (soit 2% de la population totale et l’équivalent de six millions aujourd’hui) tombèrent. Ce fut donc, un conflit de la premier importance politique, très long, et très couteux. Mais avec tout respect, comparée à la Première Guerre Mondiale, elle ressemble, aussi, beaucoup plus aux tableaux héraldiques du moyen âge.

Par exemple : La Bataille de Gettysburg (1863), est souvent considérée comme la bataille déterminante de cette guerre, ou la victoire finale des Nordistes devint, sinon certain, au moins plus que probable. À Gettysburg 7000 hommes tombèrent. La bataille dura 3 jours. La célèbre Charge de Pickett (« Pickett’s Charge »), climax de la troisième journée, fut la tentative ultime des Confédérés Sudistes, de briser la résistance des Unionistes, et son échec les enleva toute chance de victoire. Pour préparer cet assaut critique, 170 canons tiraient sur le front Unioniste pendant 2 heures consécutives (avec un mélange de projectiles solides et de projectiles explosifs à la poudre noire). Ce fut le plus grand barrage d’artillerie jusqu’à alors connu.

D’anciens combattants, Unionistes et Confédérés, se donnent la main au-dessus du « petit mur de pierre », en 1903, à Gettysburg, Pennsylvanie, au cours de retrouvailles commémoratives, 40 ans après les faits.

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     Par comparaison : L’une des plus formidables batailles de la Grand Guerre (mais toujours une parmi d’autres), la Bataille de la Somme (1916), dura pendant 20 semaines (141 jours) d`action incessante. 300,000 hommes tombèrent (1,000,000 incluant les blessés et les « perdus »). En préparation de l’attaque initiale sur les positions Allemandes, pas moins de 1500 pièces d’artillerie auraient déversé 1.5 millions de projectiles sur les tranchées adverses (fragmentation anti-personnelle, explosifs, et gaz empoisonnés), au cours d’un barrage qui dura 7 jours.

     Les chiffres qui décrivent la Bataille de la Somme, sont alors, d’un ordre de magnitude supérieur à ceux relatifs à l’action à Gettysburg.

     Mais surtout, au contraire de la décision déterminante obtenue à Gettysburg, la Bataille de la Somme se serait abandonnée, après presque 5 mois d’action incessante, sans le moindre changement significatif, ni dans les positions, ni dans le rapport des forces des deux adversaires. Ce fut à ce moment, d’ailleurs, que fut née la théorie de la « guerre d’attrition » par laquelle l’on commençait à considérer le conflit comme une seule bataille figée en place, d’action constante et de durée indéterminée, ou le gagnant éventuel serait celui qui possèderait encore d’hommes, quand les réserves humaines totales des populations – c’est à dire des nations — adverses étaient complètement épuisées.

     Dans les faits, comme nous le savions, les Allemandes auraient eu la sagesse de chercher un armistice négocié avant que cet état d’épuisement total leur soit arrivé. Pourtant, les pertes humaines totales de la Première Guerre furent monumentales : de 15 à 19 millions de morts dont dix millions furent des soldats, et presqu’autant furent des non-combattants. Tous les pays, toutes les villes et tous les villages — presque toutes les familles sans exception — furent touchés. Mais encore là, ce n’était pas le pire, car la vraie destruction produite, par cette orgie de violence méthodiquement ordonnée, se pratiquait au niveau psychologique et sociale, dans l’idée que l’homme se faisait de lui-même, de sa future, et des rapports collectifs qui lient les hommes ensembles.

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Artillerie lourde engagée dans la Bataille de la Somme (1916)

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— La description du danger humain, réellement sans précédent, livrée dans l’incertitude du moment par une voix contemporaine caractéristique : Winston Spencer Churchill

     Vue que je n’aurais pas connu les guerres mondiales de première expérience, je ne me sens pas à la hauteur de faire la description requise pour comprendre moi-même, et encore moins pour communiquer aux autres, les impressions de choc et d’incertitude ressenties par les contemporains de cette époque. Cette tache me paraitrait tellement au-dessus de mes capacités que je préfèrent, plutôt, traduire (dans quelque détail, mais toujours en forme condensée), la description définitive de ces faits, écrite par l’un des acteurs parmi les plus influents de cette drame — Homme de guerre, homme d’état, Lauréat du Prix Nobel (non de la Paix mais de la Littérature) – c’est-à-dire : Son Excellence, Winston Spencer Churchill (1874 – 1965), Premier Ministre de la Grand Bretagne (1940 – 1945), personnage imbu d’une connaissance, et d’une préscience inégalée à l’époque, qui écrivit les extraits suivantes dans l’année 1928 (The World Crisis vol. IV : The Aftermath, 1918 – 1928, pub. Thornton Butterworth, Londres, 1929) ; en plein dans la période prohibitionniste ; dix ans après la guerre décrite ; mais dix ans, aussi, avant la reprise des hostilités (1939) : reprise tant redoutée par Churchill, et dont il ne se lassait jamais de prévenir un monde qui s’avançait pourtant, aveuglement, vers la catastrophe annoncée.

Voici l’énoncé préliminaire, de M. Churchill, qui contient aussi l’ombre d’une conclusion proprement terrifiante :

« Ce n’était qu’à l’aube du Vingtième Siècle de l’Ère Chrétienne que la Guerre commençait à s’établir dans son royaume … comme la Destructrice potentielle de la race humaine. »

La nature des protagonistes :

« L’organisation de l’humanité, dans de grands états et empires … avec l’avènement de nations imbues de véritables consciences collectives, permettait la planification et l’exécution d’entreprises de carnage, sur une étendue et avec une persévérance jamais imaginées auparavant. »

Les ressources employées :

« Toutes les vertus les plus nobles, des individus, furent rassemblées pour accroitre la capacité destructrice de la masse. Les bonnes finances … les ressources de crédit… de commerce mondial … l’accumulation de larges réserves de capital … rendaient possible… que les énergies de peuples entiers aient pu être diverties, uniquement vers d’œuvres de destruction, pendant de temps considérables. Les institutions démocratiques permettaient l’expression exécutive de la volonté des millions. L’éducation rendait le conflit compréhensible à tous et rendait chacun apte à y participer. La religion évitait les jugements de fond mais apportait son soutien et sa consolation à tous. La Science fournissait ses secrets et ses trésors … confiait ses mystères prodigieux, aux mains d’hommes forcenés »

Les conséquences observées :

« Plutôt que d’assiéger de villes fortifiées, de nations entières furent isolées dans le but d’y provoquer la famine. D’une manière ou d’une autre, toute la population participait au conflit, et tous faisaient, également, l’objet d’attaques. L’aviation ouvrait de sentiers sur lesquels la mort et la terreur pouvaient voyager loin en arrière des lignes, des forces armées, pour atteindre les femmes, les enfants, les vieillards, et les malades, qui se seraient trouvés en sécurité au cours de conflits antérieurs. L’organisation merveilleuse de chemins de fer, de navires à vapeur … de véhicules motorisés … positionnait de dizaines de millions d’hommes au point voulu et les maintenait en action continuellement. »

Les préparations toujours en cours à la cessation des hostilités :

« Mais tout ce qui s’est produit dans les quatre premières années de la Grand Guerre ne constitua qu’un prélude à ce qui se préparait pour l’année 1919. Car au cas où les Allemandes se serait repliés sur le Rhin, ils auraient été attaqués, à l’arrivée de l’été, avec de forces et de méthodes incomparablement plus puissantes que toutes celles qui furent employées jusqu’à là. De milliers d’avions aurait fracassé leurs villes. De dizaines de milliers de canons aurait assailli leur front. De gaz empoisonnés, d’une nocivité incroyable (dont le seul remède se trouvait dans un masque encore secret, inaccessible, à temps, pour les Allemandes) auraient étouffé toute résistance et paralysé toute vie sur le front attaqué. Les Allemands, sans doute, avait aussi leurs plans … »

De constats de nouveaux faits militaires, et leur signification pour le futur :

« … maintenant… dans cette période d’exténuement que nous appelons la paix… certains faits sombres émergent, solides, inexorables… définitivement exposés :

  • Dorénavant de populations entières se feront la guerre … chaque personne pleinement engagée, chacun sujet à l’attaque …
  • Des nations qui croient leur existence en jeu n’hésiteront pas à utiliser tout moyen pour assurer leur survie … C’est probable, non, certain…que de moyens de destruction générale seront utilisés … sans limite, et peut-être, impossible à contrôler une fois libérés …. »

« La campagne de 1919 ne fut jamais engagé, mais ses principes, eux, poursuivent leur chemin. Dans chaque armée on les explore, les élabore, les raffine… Et si la guerre retourne, elle ne sera pas disputée avec les moyens de 1919, mais avec d’autres … incomparablement plus formidables, et plus fatals. »

« C’est une circonstance nouvelle pour l’humanité : car sans avoir progressé, en vertu ou en sagesse, nous tenons maintenant, entre les mains, les moyens requis pour nous détruire. C’est vers cet aboutissement que tous les travaux de l’homme aurait conduit. Il serait bien que nous prenions pause pour considérer : La Mort se tient au garde-à-vous, prête à détruire tout ce qui nous reste de la civilisation. Elle n’attend que le mot de command. »

Et finalement, voici un autre texte écrit par Winston Churchill (1925), au sujet des technologies de guerre, qui semblerait décrire certains de nos armements modernes, avec une prescience unique, fondée non dans la fantaisie, mais dans une connaissance intime et privilégiée des recherches déjà en cours :

 « Ne serait-ce pas possible d’utiliser l’énergie explosive de manière incomparablement plus intense que tout ce que nous avons pu voir jusqu’à présent ? Ne serait-ce pas possible de détruire un édifice entier avec une bombe pas plus grande qu’un orange ? Et encore plus, de concentrer la puissance équivalente de mille tons de cordite pour détruire une municipalité entière d’un seul coup ? Et même en utilisant les explosifs ordinaires … ne pourrait-on pas les guider au moyen de la radio, ou d’autres rayons, dans des machines volantes sans pilot humain, dans une procession sans arrêt sur les ports, les arsenaux, les camps et les cités des adversaires ? Pour les gaz empoisonnés et d’autres formes de guerre chimique, seulement le premier chapitre serait écrit, jusqu’à date, dans ce livre terrible. Des deux côtés du Rhin toutes les avenues possibles s’étudient avec tout la science et la patience dont l’homme est capable. Et pourquoi ces études se limiteraient-elles à la seule chimie inorganique ? L’étude systématique de la maladie et de la pestilence se poursuit déjà dans plus d’un pays. Contagion pour détruire les récoltes, anthrax pour les bêtes, la peste pour détruire, non seulement des armées entières, mais de provinces aussi, au complet… Telles sont les lignes sur lesquelles la science militaire avance, inexorablement… »

Voilà les faits bruts, décrits sans nuance, ni exagération, ni retenu, par l’homme, qui fut, peut-être, parmi tous, celui qui les comprenait le mieux dans ce moment instable de hiatus, tant décevant, entre les deux Guerres Mondiales ; l’homme, aussi, dont le destin fut, éventuellement, de mobiliser son peuple, une deuxième fois, pour triompher de justesse, contre le même adversaire, dans exactement la sorte de lutte cataclysmique qu’il avait décrit avec tant de clarté, quinze ans avant les faits.

Pour nous, je soumets, ce serait difficile ou impossible de comprendre l’impression faite sur la conscience des contemporains par l’arrivée de cette menace, personnifiée dans l’imaginaire du feu, Premier Ministre W.S. Churchill, ce spectre, nouveau et terrifiant, soit : « la Guerre…entrée dans son royaume… la Destructrice potentielle de la race humain ».

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— Une paix où l’on trouva que tout avait changé  

     Aujourd’hui, nous parlons souvent du Syndrome de Stress Post Traumatique. Comment, alors, qualifier une société dans laquelle ce stress serait généralisé au point de définir la normalité, et dont les peurs futures, parfaitement rationnelles, concernerait des dangers – nouvelles, étranges et inconnues — qui seraient, non plus personnelles, mais collectives et existentielles ?

Voila le climat psychologique, je soumets, qui aurait déraillé le projet rationnel et progressiste de la prohibition : Car les hommes se seraient partis de leurs bureaux, un beau jour, pour faire la guerre, selon les usages immémoriaux de notre espèce ; mais cette guerre fut différente ; en rentrant, les dossiers qu’ils y trouvèrent, encore ouvertes à leurs places, n’avaient pas, pour eux, le même sens.

En fait, rien, pour eux, ne pouvait avoir le même sens.

La Bataille de la Somme (1916) : Traverser le terrain découvert sous le feu des mitrailleuses lourdes, Allemandes

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire…  (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine – Section III : Société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — Un changement de mentalité, violemment provoqué, et à contrecœur)

Une vision moins pessimiste de l’humain

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle – Section II : la morale et la loi – Chapitre : Une vision moins pessimiste de l’humain)

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La charité Chrétienne qui fut plus forte que la peur : Le secours aux malades, selon une miniature tirée de « La Franceschina » (chronique de l’Ordre Franciscain) par le chroniqueur Jacopo Oddi (décédé 1488) : elle dépeint les soins aux lépreux (circa1474)

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— La dualité (paradoxe) morale de « l’Homme naturel » et de « l’Homme-en-devenir », ou, la fatalité versus l’espoir

     De prime abord, il faudrait admettre qu’il existe une répugnance instinctive chez l’être humain « normal », devant la difformité et la dépendance déficiente, qui se marie parfaitement avec un intérêt, également naturel, d’éviter la responsabilité matérielle qui en soit exigée par l’entretien vital des personnes qui présentent ces traits.

     Nous ne devrions pas, par contre, nous montrer trop sévère à l’égard de ceux qui pensent ainsi : car notre espèce s’est développée dans de conditions qui auraient exclu, tout à fait, le maintien de dépendants infirmes ; et cette dureté émotive — réponse volontaire requise pour abandonner les « fardeaux » humains — était probablement une adaptation nécessaire, aussi difficile fut-elle, dans l’évolution d’une espèce intensément sociale comme la nôtre. D’une certaine manière, alors, nous sommes, littéralement, « faits ainsi ».

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     Mais voilà, du même coup, le génie de la race humaine : car la rigueur de la pensée est indépendante des impératifs contextuels, et même indépendante, des structures biologiques, qui en sont le support et le résultat. C’est-à-dire que la rigueur interne de la pensée permet à l’homme de se révéler devant lui-même ; et les impressions ainsi atteintes ne lui sont pas indifférentes : elles lui importent, profondément, dans ses jugements esthétiques et moraux, voir, dans son estimation de soi.

     Nous touchons, ici, bien sûr, au principe central qui tourmente la vie morale de l’homme : que les raisonnements de la nature, de l’espèce, de l’évolution contextuelle, ne peuvent jamais lui suffire dans sa quête d’autodéfinition ; que les apologétiques « naturelles » pour expliquer l’inhumanité envers nos semblables ne suffisent pas, ni pour l’esclavage, ni pour l’infanticide ; et que l’observation, souvent répétée — que le loup ne fait rien de « mal » en dévorant l’agneau  — n’excuserait jamais les mêmes comportements chez l’homme.

      Peu à peu, alors, cette histoire, cette expérience — cette réflexion  — confirmait les artisans intellectuels de notre civilisation dans un jugement, radical dans son courage, bravant même les évidences de la condition apparemment inaltérable de notre existence : que les réactions dites « normales » et « naturelles » devant la faiblesse et la dépendance, furent humainement immorales ; c’est-à-dire : qu’elle furent en deçà du respect que l’homme croyait devoir envers son créateur ; et également, en deçà de ce qu’il croyait en devoir envers lui-même ; qu’elle constituèrent, dans les faits, une atteinte insouffrable à sa dignité propre.

     D’une part, donc, les hommes méprisaient (et méprisent) — exploitaient (et exploitent) — victimisaient (et victimisent) — toute faiblesse à l’avantage du plus fort ; et abandonnaient, aussi, sans remords, les infirmes et les mourants à l’avantage du survivant. Mais d’autre part, certains de parmi eux – souvent les plus forts et les plus talentueux — se seraient sentis amoindris, personnellement, devant de tels faits. Car ces derniers agissaient, toujours (peut-être), selon les impératifs de la vie présente, mais parfois avec regret, et souvent, aussi, avec un désir songeur — vague mais conscient — que les conditions de leur vie en aient pu être autrement, et possiblement, leurs actions aussi.

     Et c’est ainsi que nous nous retrouvons, dans notre étude de l’histoire des réactions sociales devant la souffrance — la dépendance, le suicide et l’euthanasie —  confrontés par  un instance particulière de cette lutte plus générale, le propre de notre espèce — intérieure, essentielle, jamais pleinement résolue — ou l’homme-dans-la-bête (celui qui aspire à s’en affranchir), doit combattre, continuellement, contre la bête-dans-l’homme, elle, qui se complaise, tout bonnement, dans l’ambiguïté morale de nos origines évolutionnaires.

— Un mouvement vers l’humanisation des mœurs, et vers des intentions de protection respectueuse à l’égard de la vie dépendante

     Mais quelle heureuse circonstance ! De comprendre, ainsi, à la lecture des rares écrits préservés des brumes et des vides de notre passé tumultueux, qu’il exista toujours — pendant les longs siècles et millénaires de notre évolution sociale – des personnes pensives dont la réflexion existentielle ne s’arrêta pas simplement aux comparaisons fatalistes de la vie vigoureuse avec son aboutissement contraire ! Des personnes qui faisaient preuve, à la fois, de plus de sagesse, et de plus d’humilité ; des personnes (heureux esprits celles-ci !) dont la pensée aurait abouti, à la fin, dans une révérence, tout simple, devant le miracle immuable de la vie consciente : quelles que soient les conditions dans lesquelles elle se manifeste.

     Des personnes, enfin, qui tentaient (et qui tentent toujours), avec un succès imparfait mais certain, de bâtir un ordre social dont l’expression passerait par de mots empreints de toute la beauté dont serait capable l’esprit humain ; des mots d’une noblesse qui remue les profondeurs de l’âme ; des mots tels : la charité, l’amour, l’espoir, la foi, la compassion.

    Des mots qui résonnent dans les enseignements religieux presque toujours ; dans l’expression poétique, très souvent ; dans le discours politique, même, plus souvent que l’on pourrait avoir tendance à croire. Et malgré les réflexes instinctifs et ataviques tant décriés dans ces pages, cette tendance de souche chrétienne-occidentale, elle, se développa fermement du côté d’un plus grand respect pour la vie humaine, incluant toutes les catégories de personnes habituellement maltraitées : femmes, enfants, vieillards ; ceux qui labourent dans un rapport de travail forcé ; et en plus, les personnes dépendantes, malades et handicapés.

    Pendant plusieurs siècles, alors (voir plusieurs millénaires), cette spéculation, morale et religieuse, procédait vers une vision toujours plus claire de la valeur intrinsèque de chaque vie humaine. Elle informait tout le système de charité qui motivaient les « bonnes œuvres » du mouvement monastique ; et elle fournissait un cadre conceptuel pour les efforts bénévols des fidèles plus simples : ou le secours des malades occupait toujours une place de la première importance, effectué souvent au risque personnel d’infection, de maladie et de la mort : des œuvres de soutien, inestimables, tant spirituelles que physiques, entreprises par de personnes issues du monde ordinaire, avec le plus grand courage, et avec la plus grande sincérité.

— Notre dette envers nos aïeuls : l’affirmation d’une dignité intrinsèque à toute vie humaine

     Or, il serait devenu très populaire, de nos jours, de répudier rudement la « religion ». Soit. Mais la religion fut le véhicule, aussi, qui porta toute la charge des spéculations morales de l’être humain, à travers tous les temps du passé, tant historique que préhistorique ; et quoiqu’il puisse être possible d’abandonner les formes de la religion, tout le défi moral de l’homme-en-devenir nous reste entier.

     Et puisque nous nous sommes arrivés (les générations présentes) si tardivement dans la continuité de ce processus d’autodéfinition (et que nous y sommes, aussi, les bénéficiaires heureux de tant de travail accompli par ceux qui nous auraient précédé), il serait, je crois, à tout le moins ingrat, et peut-être même un brin criminel, que de rejeter sans façon et sans respect — dans une vaste ignorance collective et volontaire — les conclusions précieuses qui nous furent si généreusement léguées, simplement parce que leurs auteurs aient été de gens « religieux » !

   (Et qu’en sera-t-il, encore, de l’opinion de nos descendants à ce sujet, quand ceux-ci viendront, à leur tour, juger de la manière dont nous nous serions acquittés dans notre devoir de conserver et de transmettre la sagesse collective ?)

    Certes, je demeure reconnaissant, personnellement — au-delà de toute possibilité d’expression — envers les générations, de nos aïeuls, qui auraient assuré notre survie corporelle avec la sueur du front dans le labour des champs, et avec la coulée du sang sur le champ de bataille.

Surtout, je demeure reconnaissant du don des fruits issus de l’effort intellectuel pratiqué par ces générations, souvent, sous les formes ancestrales de la religion – avec un courage, et avec une foi, inébranlables devant les risques et les conséquences encourues – de l’effort qui aurait tant contribué aux réflexions morales, toujours inachevées, propre encore, à l’Homme-en-devenir.

     Et chef parmi ces richesses du passé, se trouve l’affirmation d’une valeur intrinsèque — égale et inconditionnelle – à toute vie humaine.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : L’euthanasie et la clientèle — Section II : La morale et la loi — Sous-Section II a) La morale dite « catégorique », « objective », « universelle », ou « absolue » — Chapitre : Une vision moins pessimiste de l’humain — L’accession au statut humain)

— Hippocrate : triomphal dans la transition finale à la modernité ; et répudié par la suite

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section II : Hippocrate : tradition et histoire de la profession médicale — Chapitre : La dominance historique de l’idéal hippocratique : à l’Antiquité ; au cours de la Période Chrétien ; et dans la Modernité jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle — Hippocrate : triomphal dans la transition finale à la modernité ; et répudié par la suite)

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Le 4 mars, 1848, face à de pressions révolutionnaires importantes, Charles-Albert (Carlo Alberto Emanuele Vittorio Maria Clemente Saverio di Savoia,1798 – 1849) roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, duc de Savoie (1831 – 1849) octroie une Constitution au Royaume de Sardaigne, état précurseur de l’Italie moderne

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     Dans cette période encore récente, d’émancipation des masses et d’émergence de nations, les lois se multiplièrent, se détaillèrent, et restreignirent progressivement, à la fois, la volonté personnelle des princes régnants, et l’indépendance des institutions de l’église. Car dotés originalement d’une impunité jalousement défendue à l’égard des instances temporelles, les hommes d’église perdirent, goutte à goutte leurs privilèges, jusqu’à ce que le paradigme de pêché, pénitence et absolution, réglé sous l’égide discrétionnaire des pères confesseurs, était largement remplacé par un nouvel ordre de crime, châtiment et réadaptation, pratiqué sous la tutelle de textes de loi publiques.

     Cependant, à travers cette transformation, de l’autorité spirituelle à l’autorité temporelle, et de l’autorité personnelle à l’autorité de l’état, les dictats moraux eux-mêmes, au moins au départ, ne furent pas radicalement changés. La transformation s’est opérée, d’abord, en changement de véhicule, et non pas en changement de contenu, des idées éthiques courantes. C’est vrai que différentes autorités politiques, issues de différentes tendances, se réservaient le pouvoir d’imposer un code unique sur l’ensemble des citoyens, quel que soient leurs adhérences personnelles. Mais pour l’essentiel, les différentes sectes de la post-reformation s’accordaient toujours dans leur vision du bien et du mal ; les lois ainsi dérivées servaient seulement de miroir pour refléter ce consensus moral dans la sphère de la justice répressive ; et de façon générale, pour parler de l’acceptabilité des comportements divers, les citoyens pouvaient encore confondre sans distinction les notions de « bien » et de « mal » avec celles de « légale » et d’« illégale ».

    Car en dehors des spéculations rarissimes de certains esprits insolites, et essentiellement jusqu’à l’arrivée de Rousseau et de Nietzche — à travers tout le temps dit « Modern » des grands voyages, des armes à feu, et des spéculations « sceptiques » — jusqu’à l’effondrement philosophique toujours inachevé du vingtième siècle — personne, ou à peu près, ne remettait en cause la réalité du bien objectif, C’est à dire : du bien absolu et universel. Et personne ne soupçonnait, non plus, que ce paradigme de bien, simple et catégorique, se ferait tranquillement saper en profondeur, malgré la continuité d’une façade apparemment immuable.

     Par exemple, en ce qui nous intéresse particulièrement ici, les interdictions chrétiennes de suicide, d’avortement et de meurtre (incluant l’euthanasie) n’étaient aucunement remises en cause. Au contraire, elles se trouvèrent enracinées d’avantage dans le tissu social par une articulation rigoureuse dans le régime de lois. Alors, la coïncidence exacte que nous avions noté, entre la morale chrétienne et les idéaux de la médecine hippocratique, s’est prolongée, elle aussi, dans la période moderne de lois, avec l’effet que, circa 1900, la pratique légale et éthique de la médecine fut définitivement conçue dans la perception publique, comme étant en tout point identique à l’adhérence scrupuleuse aux principes, et au serment, d’Hippocrate.

     Pourtant, nous apercevons, aussi, avec du recul, que cette belle concordance ne fut plus qu’une apparence. Les deux phénomènes, moral et légal, n’étaient plus véritablement joints ensemble, car ils auraient assumé d’existences séparées, avec des souches et des aboutissements distinctes, pour l’un et pour l’autre. Ils étaient devenus, enfin, semblables à deux corps célestes, qui se meuvent, peut-être, sur de trajets contextuellement parallèls, mais qui sont toujours sujet à se dissocier, sous la pression de forces ambiantes : petit à petit au début – peut-être une déviance à peine aperçue — mais avec de plus en plus d’importance avec le temps.

     Or, l’attaque fatale, quand elle fut arrivée, provint d’une source largement insoupçonnée à l’époque, C’est-à-dire : l’affirmation de la légitimé d’une nouvelle liberté personnelle, fondée dans l’arbitraire subjectif ; une liberté dont l’exercice pouvait possiblement se révéler autodestructeur (comme l’addiction toxicoman), et possiblement, même, se dresser à l’encontre des impératifs collectifs (comme le refus du service militaire ou le refus de l’enfantement), et qui fut alors, d’après l’interprétation traditionnelle :  franchement antisociale. Mais contre toute probabilité, aussi — et contre toute attente — ce souffle de nouveauté parvint, effectivement, à balayer tout devant lui, au cours du siècle suivant.

— La résilience particulière de l’ethos hippocratique ; le coup éventuel retardé, mais point esquivé ; le défi actuel

    Ce serait un constat souvent fait, que les vrais aboutissements des bouleversements du vingtième siècle restaient obscurs à l’époque, impossible à imaginer, même parmi les architectes théoriques et pratiques de celles-ci. Qui, pour être précis, parmi les champions de l’autonomie personnelle, aurait pu prévoir que la revendication de la liberté — de la consommation de l’alcool et des stupéfiantes, de la sexualité et de l’enfantement (pour ne mentionner que celles-ci) — puisse éventuellement provoquer une situation médicale où le patient-type, non-suicidaire, ne pourrait plus faire confiance, d’emblée, au dévouement inconditionnel du médecin — rencontré par hazard dans un moment de besoin – à supporter son instinct vital et à soutenir sa vie ? Qui aurait pu prévoir que cet idéal, du respect pour la vie humaine, cette confiance partagée dans la foi du serment juré, puisse être représenté, plus tard, en péjoratif, comme mécanisme d’oppression patriarchale ?

     Pendant longtemps, alors, il ne semblait pas que la nature traditionnelle de la médecine serait touchée. Même que les débordements du mandat médical sous l’emblème de l’eugénique, ici, en démocratie (telles les stérilisations forcées des « infirmes » et celles pratiquées, souvent à leur insu, sur les femmes plus pauvres ou de race « inferieure ») — ainsi que les outrages encore plus rebutants pratiqués par les états totalitaires — ne semblait pas affecter la perception de la médecine dite « normale », ni chez les patients, ni chez les pratiquants.

      Pourtant l’idéal hippocratique tient, aussi, d’une logique absolue, et exclusive, dans la pratique du médecin adhèrent. Alors, rétrospectivement, il devient évident que cet idéal, non plus, ne pouvait éviter les assauts à répétition qui lui furent éventuellement assenés (fortuitement, et inutilement, dirais-je) : d’abord en raison de l’avortement ; et plus récemment, en raison de l’euthanasie.

     À la fin, force serait d’admettre que toute référence sérieuse à l’égard d’Hippocrate et de sa philosophie — du serment et de sa tradition millénaire — fut presqu’entièrement chassée de la place publique. Et, aussi improbable que cela puisse paraitre, nous aurions passé (dans l’espace de cinquante ans à peine), d’une simple revendication libertaire de la part de certaines personnes désireuses d’accéder à de services abjurés par la médecine hippocratique, au point que la possibilité, même, de pratiquer à l’intérieure de cette tradition, soit effectivement mise en cause. Ou, pour souligner l’absurdité évidente : que la revendication du « choix » dans l’abstrait, ait pu aboutir à la suppression institutionnelle des vrais choix manifestés par la majorité des médecins, et surtout, par leurs patients.

     Devant l’énormité d’un tel constat, et devant les implications de changements tellement profondes dans notre réalité collective, j’aurais pensé qu’il serait, à la fois, intéressant et nécessaire, de fournir une description de ce qui s’est passé, au juste, pour ainsi chambarder nos acquis ancestraux — sociaux et psychologiques – description que j’entreprendrais, dans la section suivante, intitulée : « Société en rupture ».

Chapitre – L’ampleur du suicide assisté malgré les lois existantes, ou : Au-delà de la théorie, la vraie vie

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : L’ampleur du suicide assisté malgré les lois existantes, ou :  Au-delà de la théorie, la vraie vie)

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L’homosexualité aristocratique : interdite mais courante — Oscar Wilde (1854 – 1900), poète, romancier, dramaturge et homme de société, accusa le Marquess de Queensberry, père de son amant (Lord Alfred Douglas) de diffamation de caractère (1895), puisque le Marquess aurait traité Wilde, publiquement, de « sodomite ». Cette bravade en fut de trop (car l’homosexualité de Wilde était bien connue). Et quoique la haute société de Londres s’accommodait de l’homosexualité discrète, elle n’admettait pas de scandale à ce sujet. Alors, inculpé à son tour, et trop fier pour s’enfuir, Oscar Wilde fut condamné à deux ans de prison, sur 25 chefs d’accusation, pour « grossière indécence ».

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     Conformément à la déclaration d’intention avec laquelle j’aurais commencé cette section de la « Pente Glissante » je tiens à réitérer, de nouveau, que le but visé n’est pas d’effrayer, et encore moins de scandaliser, le lecteur, devant la miroitage d’éventualités déplaisantes, proférées dans un espoir maintenant dépassé d’éviter le dérapage dépeint (ou même de criminaliser l’euthanasie de nouveau). Pas du tout. Il s’agit, simplement, de constater lucidement la suite probable des événements.

     Toujours est-il, cependant, que le lecteur rigoureux pourrait objecter, ici, pour insister que la conclusion plutôt radicale, offerte dans le dernier chapitre, ne relève que de spéculations imaginaires ; et que la déduction fantaisiste, aussi saisissante soit-elle, ne peut fidèlement prédire la future. Or, je m’inclinerais, volontiers, devant ce raisonnement si, véritablement, la spéculation en fut notre seul indice. Mais, malheureusement, tel n’est pas le cas. Car nous nous trouvons, encore plus significativement, devant de faits présents. Et vue de cette perspective, la réalité dépasse déjà nos projections les plus pessimistes.

— De nombreuses confirmations de fait, déjà visibles dans l’histoire récente de la société contemporaine

      Décidément, la vie ne consiste pas seulement de principes, d’analyses, ou de débats idéals. Elle se constitue plutôt de personnalités, d’événements, de compromis et de volontés. Il faut, alors, non seulement regarder l’état de la loi, mais aussi son efficacité ; il faut, surtout, peser le sérieux d’intention avec lequel cette loi s’applique, contre la détermination avec laquelle elle serait contestée et enfreinte. Car la loi n’est qu’une série de déclarations de principe.  Elle ne garantit aucunement que soit accompli, dans les faits, ce qui est mandaté ; et encore moins, que soit réellement supprimés, les gestes interdits.

     Nous avons fait, d’ailleurs, l’esquisse de plusieurs changements importants de société qui se sont produits dans le dernier siècle. Or, ces transformations ne se sont pas produites, principalement, grâce à l’habilité des orateurs et des théoriciens, ni grâce à des consensus formés autour de nouvelles vérités découvertes, mais surtout, du fait qu’il exista – peut-être plus dans cette période qu’auparavant — nombre important de gens pour les contrevenir délibérément ; de sort que la volonté de répression fléchissait devant la volonté de désobéissance. Et présentés de cette manière, les faits peuvent totalement contredire la théorie (voir la fiction) légale.

— Décriminalisation informelle sans changement de loi : l’homosexualité et le cannabis

     Par exemple, ça fait au moins trente ans, sinon quarante, que personne ne soit sérieusement puni, au Canada, pour la simple possession de petites quantités de cannabis. Nous savions, tous, depuis ce temps, que l’interdiction répressive de l’usage de cette substance serait impossible (à l’intérieure des limites à la force répressive jugées acceptables). Pourtant la société ne fut pas prête, pour autant, à sanctionner la présence ouverte de cette pratique. Et il en résulta une fiction légale, possiblement plus nocive que la légalisation simple ; puisque de telles lois inopérantes invitent un mépris à l’égard du régime de justice dans son ensemble.

     Il y aurait habituellement, donc, une suite logique dans la normalisation des comportements proscrits, ou la pratique devancerait, largement, l’assouplissement des lois ; et ou, pour commencer, la désobéissance se fait dans la clandestinité complète. Tel était, par exemple, le lot des homosexuels qui furent, jusqu’à tout dernièrement, métaphoriquement contraints à se cacher « au placard ». Mais il y avait quand même des zones de la société ou de tels comportements furent inévitables, tels la marine, la prison, le couvent ; et il y avait toujours des personnes qui n’arrivaient pas à dissimuler entièrement leurs prédilections, souvent protégées par leurs proches. Aux plus hauts niveaux de la société, également, le pouvoir personnel de certains individus les permettait de faire à peu à près tout ce qui ait pu les plaire.

     Au moment, donc, ou la contestation des interdits commençait plus robustement au milieu du siècle passé, il existait une forte population déjà contrevenant aux lois existantes — selon les compromis pratiques établis et de façon presque ouverte — ce qui rendait, à la fin, l’acceptation officielle beaucoup moins difficile (décriminalisation du sodomie : 1969, avec âge de consentement 21 ans, réduit progressivement vers 16 ans en 2019). Tout cela pour dire, que soit peu probable la floraison d’un arbre, sans la croissance préalable d’un important réseau racinaire.

— L’exposition, de plus en plus explicite, du suicide assisté et de l’euthanasie

     Or, au sujet de l’euthanasie, soyons franche : la chose se connait et se pratique, avec et sans le consentement du sujet, par des médecins et par d’autres, depuis le début des temps. Et quand nous regardons les causes entreprises, de nos jours, dans la défense du droit de mourir, nous devons lucidement voir, non l’arrivée d’une nouveauté de pensée inouïe, mais bien l’apparition publique d’une faction, parmi le corps médical, qui aurait resté dissimulée autrefois, mais qui soit devenue confiante, maintenant, dans la réalité d’un fait existant ; suffisamment hardie, enfin pour oser s’exposer au regard intense de la répression, et pour jouer — en quelque sorte — son existence présente, sur la solidité de ses racines historiques et sociales.

     Au Canada, le véritable point de bascule fut atteint, selon l’analyse présente, au début des années quatre-vingt-dix, avec la cause célèbre de Sue Rodriguez, perdue devant la Cour Supreme, mais gagnée sur le terrain de la politique pratique. Je dis bien que cette cause fut gagnante, puisque à sa conclusion, la loi fut formellement reconfirmée, mais le suicide de Mme Rodriguez s’est tout de même accompli, avec l’assistance de tiers, de manière ouverte et médiatisée, sans que personne n’ait été punie, ni même arrêtée, au cours d’une enquête de circonstance, rapidement terminée, sans la moindre dépense véritable d’énergie.

     À l’instar de sa politique de non intervention devant la consommation du cannabis, notre société de lois, sans aller jusqu’à la décriminalisation formelle, aurait signalé dans ces faits (il y a presque trente ans déjà), que l’euthanasie volontaire, à l’intérieure de limites informelles des plus larges, ne serait plus poursuivie activement en contravention criminelle.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : L’épisode Rodriguez)