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décembre 2019 - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

Chapitre : Rodriguez II : Un regard d’handicapé sur le phénomène Sue Rodriguez

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez II : Un regard d’handicapé sur le phénomène Rodriguez)

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— Mme Rodriguez : la force humaine derrière les faits observés

     La personnalité dominante de cette histoire, bien sûr, fut Sue Rodriguez elle-même.

     Le plus bref examen des archives vidéo révèle immédiatement le charisme, la beauté, l’intelligence et la volonté de cette femme. À mes yeux, cependant, cela semble révéler, aussi, une profonde solitude.

     Quant à ses motivations, il serait toujours impossible de franchir le gouffre des mobiles opposés et des subjectivités contraires. Pourtant, il serait possiblement utile de comparer les siens, telles qu’elle les ait décrites, vis-à-vis de celles éprouvées par d’autres dans des circonstances quelque peu similaires. Et pour ce faire, j’abandonnerais ici le style formel pour entamer un récit direct à la première personne.

— Une concordance fortuite, dans la nature et dans le temps, des expériences de l’auteur et celles de Mme Rodriguez

     La plus marquante des impressions produites sur moi dans cette affaire, trouvait ses origines dans les déclarations de Sue Rodriguez à l’effet qu’elle ne voulait pas se voir dépérir, et surtout, qu’elle ne voulait pas que son enfant la voie dépérissant. Or, outre le mépris premier qui s’y trahisse à l’intention de tout être imparfait, je trouve toujours ces paroles spécialement choquantes, car je suis moi-même parent, et je suis moi-même physiquement déficient ; mais sur le coup (faut-il préciser) je me sentais encore plus singulièrement touché, puisque le drame Rodriguez coïncida, exactement, avec l’attente, et l’arrivée, de notre premier enfant.

     Dans les circonstances décrites, il va sans dire que cette question de perception, et des « compétences » parentales, se soit posée à répétition (et de manière particulièrement pressante) : à l’intérieur de moi ; entre moi et mon épouse ; face à nos familles respectives ; et enfin, face aux autorités responsables des adoptions, ici, et à l’étranger.

     Il y avait même un moment quand la première adoption eut été déjà acceptée — avec toutes les formalités passées ; après des évaluations exhaustives ; et avec le jugement formellement rendu — ou un juge supérieur muni de larges pouvoirs discrétionnaires, aurait subitement ressenti le besoin de demander — auprès de moi personnellement — des précisions supplémentaires au sujet de mes capacités de fonctionner comme parent.

     En conséquence, je me suis trouvé devant l’exigence de produire ce qui fut, pour moi, le plaidoyer d’une vie.  Et un plaidoyer en quelque sort malhonnête aussi, car je n’abordai aucunement l’analyse franche de mes faiblesses, et encore moins de mes craintes intérieures. Je m’efforçai, seulement, à insister longuement sur mes capacités résiduelles — relativement fortes à l’époque — dans un ton de confiance sans nuance. J’adoptais, ainsi, ce discours incohérent, mais tant populaire, voulant que l’être handicapé, en vérité, ne le soit pas !

— Incohérence essentielle de cette vision populaire, d’inclusion sociale, qui soit postulé sur un fonctionnement normal chez la personne handicapée

     Il s’agirait, certes, d’un discours nécessaire. Un discours qu’il faut, si souvent, afficher pour justifier l’octroi d’une responsabilité de travail, ou d’un permis de conduire ; mais un discours, aussi, qui ne respecte pas toujours la solidarité avec nos confrères. Car ce discours ne dispute pas l’existence d’une ligne magique qui sépare les personnes handicapées de leurs vis-à-vis bien-portants. Il ne dispute pas la notion qu’il existe une masse humaine irrécupérable, effectivement en deca de notre attention. Tout au plus : en utilisant cette logique nous ne faisons que disputer la place exacte ou cette ligne devrait se situer.

     Nous proclamons, de ce fait, que l’individu handicapé peut « surmonter » sa déficience et fournir un rendement fonctionnellement équivalent à la « normale ». Soit. Il s’en trouve, sans doute, quelques-uns qui accompliront ce miracle. Et les préjugés naïfs des bien-portants se trouveront confortablement validés ainsi.

     Mais cette affirmation paradoxale (que l’handicapé idéel ne serait pas handicapé en fait) porte un corollaire terrible. Car la personne qui demeure trop abimée pour franchir la barre fonctionnelle proposée, se trouve reléguée vers une exclusion encore plus étroite. Et cette barre, il faut le souligner, s’est fixée excessivement haute dans l’imagination populaire, grâce aux exploites inimitables de certains êtres réellement extraordinaires. Il s’en dégage, alors, les contours d’un système ou la population peut se féliciter d’accueillir positivement la personne handicapée (en autant que celle-ci puisse fonctionner au niveau Olympien quand jugée selon ses capacités relatives). Pourtant ce même system sert (paradoxe cruel) à justifier l’exclusion de tous ceux qui ne peuvent aucunement « dépasser » leurs déficiences ; c’est-à-dire, la vaste majorité, composée de véritables handicapés — définitivement, et à tout jamais.

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Madone et enfant, 1508, Tiziano Vecellio (Titian) (1488 – 1576)

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— Une vision conséquente de l’inclusion : une perception plus généreuse de la déficience parentale

     Un véritable idéel de dignité et d’inclusion de l’être humain accepterait la réalité de la déficience, de quelque nature que ce soit.  Un tel idéel se devrait d’affirmer que ligne démarquant, il ne peut y en avoir aucune ; que la véritable infirmité ne soit aucunement une justification d’exclusion sociale ; que la gradation des capacités soit uniforme et continue ; et que chaque personne, dans sa place sur ce spectre imaginaire, ne vaille ni plus, ni moins, que la personne qui se trouve à sa droite ou à sa gauche. Car parmi les nombreux besoins ressentis par la personne handicapée des temps modernes, le tout premier concernerait la simple possibilité de participer, visiblement et telle qu’elle est, à la vie de société.

     Bien-sûr, nous pouvions établir des minimums de compétences pour les tâches complexes et dangereuses, telle la conduit automobile. Et je reconnais volontiers que les responsables des adoptions aient le droit d’en établir à leur tour. Seulement, ces exigences peuvent s’avérer trompeuses à l’usage. Nombreux sont les parents bien-portants qui se trouveront abimés, ou décédés, par la suite. Nombreux aussi, sont ceux qui ne seront pas capables de rencontrer, adéquatement, les devoirs de parent, en dépit d’une capacité apparemment parfaite. Comme tout dans la vie : les débuts peuvent sembler certains, mais les aboutissements restent obscurs.

      Aussi, dirait-on peut-être, que les déficiences dont je souffrais furent triviales en comparaison avec les séquelles d’ALS tant redoutées par Sue Rodriguez. Elle s’inquiétait, par exemple, devant les évidences qu’elle ne serait bientôt plus capable de tenir son enfant. Mais là, encore, refusons de nous prêter à ce jeu indigne qui consiste à comparer les malheurs de l’un et de l’autre. Il suffit seulement à remarquer que beaucoup de parents — aimants et aimés — sont incapables de tenir leurs enfants ; de parler convenablement ; de respirer tout seuls. Au-delà de tels faits, l’expérience nous enseigne que l’enfant ressent un besoin urgent d’amour et de sécurité, qui n’a rien à voir avec les capacités physiques : que sans amour humain elle se blottira contre un chat ou un chien ; et à défaut de tels compagnons, contre un animal en peluche ; et encore au besoin — contre un pitoyable coin de loque sale, jalousement gardé en idole-fétiche affective.

     C’est dit enfin, que l’enfant, comme certaines parmi les chiens, ne quittera même pas le cadavre de son protecteur sans l’application de main fort. Car telle est la profondeur de son besoin, et la force de son attache.

     À la fin, les enfants restent avec leurs aidants naturels ; ou ils sont pris en chargent par l’état ; ou ils sont abandonnés tout simplement dans la nature. L’état ne possèdent pas les moyens pour prendre en charge tous les enfants en besoin. Des histoires parfois déplaisantes démontrent clairement que la sécurité des foyers d’accueil se trouve déjà compromis, de multiples façons, devant l’ampleur de la demande. Et en considération de ces faits, je prétendrais que l’expérience des enfants pris en charge par d’individus de bonne volonté, bien que plus que modérément incapacités, serait toujours préférables aux expériences des mêmes enfants en institution ou dans la rue.

     L’acquiescence pratique à ce principe se confirme, d’ailleurs, dans les politiques épousées à l’heure actuelle. Car celles-ci consistent, d’abord, à favoriser le maintien de l’enfant dans son milieu naturel — autant que ce soit possible, et même au risque de dangers importants observés. Or, tous les choix comportent des risques, et devant le besoin pressant de l’enfant abandonné, nous n’avons pas toujours le loisir d’insister sur une solution parfaite.

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La Chasse aux poux,1653, Gerard ter Borch (Néerlandais, 1617 – 1681)

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez II : Un regard d’handicapé sur le phénomène Sue Rodriguez — Les jugements personnels de l’auteur devant le phénomène Rodriguez, et les résolutions ainsi provoquées dans l’action)

— Les simples protestations, de pureté d’intention, ne peuvent aucunement nous suffire face à l’euthanasie

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie A : Mise en matière — Chapitre : Suivre la piste de l’argent — Les simples protestations, de pureté d’intention, ne peuvent aucunement nous suffire face à l’euthanasie)

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« Il me semble que la dame proteste trop » disait avec ironie, la Reine Gertrude (W. Shakespeare, « Hamlet », Acte III, Scène 2), à propos d’une actrice qui eut juré des assurances de fidélité outre-tombe des plus extravagantes : Or, quel sérieux méritent-elles, les promesses qui nous furent proférées à l’égard de l’euthanasie ?

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     J’anticipe ici, une objection évidente, à savoir : que le programme actuel d’aide médicale à mourir (euthanasie volontaire) ne fut aucunement adopté dans le but de faciliter une initiative plus large ; et alors, que toute référence à l’euthanasie d’inspiration utilitariste tiendrait de l’hyperbole, si non du délire.

     Eh bien, peut-être que oui. Mais si tel serait vraiment le cas, le remède nous saut allègrement aux yeux : car il n’existe aucun lien nécessaire entre le suicide assisté et les débordements utilitaires de l’euthanasie, du moment que le choix suicidaire soit respecté dans sa seule dimension subjective. Alors, si nous démédicalisions l’assistance au suicide (du moins conceptuellement) ; et si nous permettions la pratique normale de la médecine de continuer sur sa voie traditionnelle (exclusive de l’homicide) : nous n’aurions plus aucun besoin de poursuivre cette discussion déplaisante de ce qui puisse devenir, éventuellement, une véritable médecine de la mort.

     Cependant, si (et c’est ici que nous apprécions le plein pouvoir de cette petite conjonction) — « si », disais-je — tous ces gens qui auraient pris l’habitude de  minimiser l’importance des inconvénients soulevés par les handicapés, par les malades chroniques, et par les professionnels de la santé ; « si » tous ceux qui s’attachent toujours par principe (ou encore par facilité stratégique contextuelle)  à la médicalisation du suicide ; « si », enfin, l’ensemble de ces personnes bien intentionnées ne serait toujours pas prêt à reconnaitre le lien inévitable qui existe entre la  justification objective du suicide et l’euthanasie simple (volontaire ou non), alors : malgré mon inclinaison naturelle à faire d’autre chose de plus agréable avec mes belles après-midi ensoleillées, je me sens toujours obligé à poursuivre l’exposition présente, car je crois sincèrement partager un devoir de première importance auquel nous n’aurions tout simplement pas le droit de nous en défiler.

— Une suite logique : la santé personnelle ; la santé publique ; l’euthanasie

     Pour apprécier, à la fois, les dimensions des enjeux économiques engagés, ainsi que les dangers auxquels nous nous sommes exposés (en ajoutant l’homicide à l’éventail d’interventions thérapeutiques disponibles aux médecins dans la décharge loyale de leur service) je propose, maintenant, un court survol historique de la médecine, traitée en phénomène économique : d’abord avec une définition de la demande médicale, en répondant à la question « À quoi sert les médecins ? » ; et ensuite, en délimitant le taille de cette demande, c’est-à-dire, en fournissant une indication de l’ampleur des ressources financières que les êtres humains se soient révélés prêts à dépenser dans sa poursuite.  

     Plus tard, il serait question : de la distinction entre la santé individuelle et la santé publique ; des substitutions de priorité qui sont implicites dans la satisfaction de l’une plutôt que l’autre ; et de la manière que soient évoluées les méthodes, de livraison et de financement, des soins personnels au Canada — évolution qui aurait effectivement placé la santé personnelle sous administration publique. En conséquence, nous constaterons, aussi, le détournement plus ou moins honnête de sommes importantes, des sommes (d’après l’entendement du contribuable ordinaire) qui eurent été consenties pour payer des soins curatifs et personnels, mais qui furent redirigées, en fait, vers d’autres fins des plus diverses.

     Finalement, l’euthanasie (ou « aide médicale à mourir ») sera froidement examinée, en relief sur cette arrière fond d’intérêts opposés — sans s’attarder sur les raisons ostensiblement évoquées pour valider cette pratique — mais uniquement en y cherchant la signification économique ; pour prévoir, ainsi, les tendances futures de son expansion, selon les principes de cette science

     Surtout, deviendrons-nous capables d’apprécier dans quelle mesure la dérive prévisible du mandat médical (vers un simple exercice de gérance de la mortalité humaine) nous éloignera, aussi, de la satisfaction loyale de la demande première en matière de santé personnelle et curative ; ou pour reprendre notre métaphore précédente : jusqu’à quel point le gain ponctuel (du voleur) trahit-il la valeur propre du bien dérobé…

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section I : La santé personnelle et les soins curatifs)

L’avis des médecins

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins)

Chapitre : La mentalité « dure » des médecins ; et comment ils méritent, en effet, leur réputation

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Comme des parents, soucieux de rassurer leurs enfants, les médecins apprennent à minimiser leurs doutes personnels et à projeter un visage de confiance vers l’extérieure : Une stratégie puissante, mais potentiellement à double tranchant.

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— Pourquoi n’entendons-nous que si peu de plaintes, personnelles, de la part des médecins ?

     Mais –diraient peut-être certaines (à la lecture des derniers chapitres) — qu’en est-il de l’opinion « experte » ? Qu’en est-il de l’opinion des premier(e)s concerné(e)s ? Qu’en est-il des médecins et des infirmières ?

     Car s’il nous attendait de séquelles tellement dommageables à leur égard : comment se peut-il que ces personnes, si articulées d’habitude, aient pu accepter un tel fait accompli avec tant de passivité ?  À quoi attribuer l’absence d’un plaidoyer plus pressant, fondé sur l’appréhension de détresses prévisibles et attendues ? Un plaidoyer qui soit issu de leurs propres craintes intérieures et réserves intimes ? Dans un mot : Pourquoi ne s’objectaient-elles pas de manière plus urgente ?

     Et c’est ici, qu’avec tout le respect, et avec toute la délicatesse, qui me seraient imposés par les rapports intimes dont je m’en suis réjoui avec tant de membres –parents, bienfaiteurs, et amis– issus de cette classe très particulière de personnes impliquées si directement dans la poursuite du bien-être collectif : je dois enfin articuler une certaine critique à l’égard des professionnels (et des professionnelles) de la médecine.

— une discipline de soi qui approche la rigidité spartiate ; un standard professionnel fière et intransigeant ; un risque, aussi, d’isolement

     Étant déjà sujet à de détresses très importantes qui découlent de la pratique normale de leur profession, beaucoup de médecins auraient cultivé, dans mon expérience, une tendance à minimiser l’ampleur de ces problèmes devant eux-mêmes, et surtout, à dissimuler ceux-ci devant les tiers. Il en résulte, très souvent, que ces professionnels puisse projeter une façade étudiée de force et de compétence, autant devant leurs patients que devant leurs familles ; une façade, cependant, qui trahit parfois de blessures intérieures inévitables, et presque impossibles à partager avec des personnes dont la trame de vie se serait évoluée à l’intérieur de balises plus réconfortantes — exactement à l’image des soldats que nous avons considéré dans un chapitre précédent.

     Et cette dissimulation, si nécessaire pour maintenir des rapports simples avec autrui, les rendraient — aussi très souvent — incapables, ou simplement récalcitrants, à se plaindre adéquatement des épreuves qui leur soient imposées, même — comme au cas présent — quand cela serait légitime, nécessaire, et possible.

     Au fond, aussi néfaste que cela puissent paraitre — pour la plupart et encore de nos jours — ces professionnels souscrivent à un sort d’éthique collective voulant essentiellement qu’un individu incapable de vivre — dans les heures solitaires de fréquentes nuits blanches — avec les séquelles personnelles de décisions impérativement prises, et avec de questionnements persistantes (voir avec le constat lucide d’erreurs sécrètes commises) : n’aurait jamais le caractère d’être ; ne serait pas apte à devenir ; enfin, n’est tout simplement pas de l’étoffe, d’un vrai médecin.

     De nos jours, avec la modernité, avec la spécialisation, et peut-être partiellement, aussi, grâce à la féminisation de la profession, cette éthique farouche aurait quelque peu évolué. Je peux même offrir en exemple, la réaction récente d’un radiologiste de la nouvelle génération, confortablement installé dans une pratique de clinique externe, loin des urgences, là où il bénéficierait d’un horaire stable, raisonnable et facilitateur d’une vie familiale harmonieuse :  « Je ne souffre pas de cette maladie » disait-il, un peu brusquement, quand confronté avec les paroles, quelque peu provocatrices, qui lui furent rapportées au chef d’un confrère anesthésiste « qu’à moins (sic) de manquer une ou deux nuits de sommeil par semaine (…ce dernier) n’aurait même pas l’impression de pratiquer la médecine ! »

     Alors, oui, les habitudes ont changé, surtout parce qu’il existe maintenant des choix, d’orientation de carrière, tel l’exemple du radiologiste décrit, qui permettrait une réconciliation meilleure de la vie normale avec la pratique de la médecine.  Pourtant, il existe encore beaucoup de médecins, surtout en pratique rurale, mais aussi dans certaines spécialités exigeantes dans les grands centres, pour lesquelles le téléphone peut sonner à n’importe quel moment, et pour lesquels les devoirs ainsi imposés peuvent continuer pendant une durée indéterminée.

     Jusqu’à très récemment cette réalité était universellement reconnue parmi le corps médical ; son éthos particulier fut affirmé ouvertement avec fierté ; et son apprentissage comprenait des éléments délibérément calculés pour mettre à l’épreuve, à la fois, le dévouement des postulants novices à l’idéal proposé, et la résistance physique, brute, qu’ils pouvaient prodiguer dans son accomplissement.

     Tel par exemple, était l’explication des tours de garde de 24 heures consécutives imposés sur les Résidents, ainsi que les 60 heures qui étaient habituellement passés à l’hôpital, chaque semaine, par l’Interne. La garde de 24 heures, en particulier, était continuée longtemps, nonobstant l’évidence anecdotique (et plus tard rigoureuse), à l’effet que des erreurs en résulteraient inévitablement. Car erreurs ou non, il persistait une croyance fermement partagée, que 24 heures consécutives (et à répétition) représenta une barre minimale d’endurance que tout médecin devrait être prêt (et capable) de franchir.

     Oui, il y aurait peut-être ceux pour dire, ici, que toute cela fait simplement partie de cet ensemble, culturellement flou, de réalités devenues maintenant invraisemblables, consignées au passé prémoderne — voir préhistorique — et donc sans autre signification dans le présent. Cependant, permettez-moi cette occasion de m’efforcer respectueusement à détromper certains lecteurs de ce que je crains être une illusion trop facile, et aussi potentiellement très dangereuse pour toute personne qui entreprendrait la voie médicale.

— Une anecdote personnelle qui témoigne de la profondeur potentielle des sacrifices demandés

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Une toile du peintre Canadien Tiko Kerr (1953 – ), survivant du SIDA, : « A Knife Called Defiance »

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     En été, 1979, j’étais hospitalisé dans la Ville de Québec, enraciné involontairement dans cette routine particulière de l’ennuie et de la guérison tranquille, quand s’est soudainement installé un nouveau patient, mystérieux, dans la chambre située juste de l’autre côté du couloir : avec discrétion, rapidité, et avec les plus grandes précautions. De petites affiches rouges faisaient immédiatement leur apparition sur la porte, toujours fermée ; et malgré le professionnalisme issu de leur familiarité avec toutes les sortes de contagion, la nervosité trahie par les divers soignants, dans leur rituel d’habillement et de déshabillage préventif, étaient évidente, même pour moi.

     À ce moment, le Sida n’avait pas encore de nom (1983) n’avait même pas été officiellement documenté en phénomène distinct (CDC, Los Angeles, 1981). On était loin d’avoir reconnu l’agent viral HIV et ses propriétés. Pourtant des patients arrivaient (et arrivaient depuis quelques années déjà), affligés par des symptômes atroces pour lesquelles les remèdes habituels ne fonctionnaient pas. Tout au plus, les professionnels responsables avaient commencé à soupçonner que quelque chose d’inconnue et d’horrible, aux paramètres incertains, faisait tranquillement éruption dans leurs établissements, et cela, avec une cadence qui allait en s’accélérant. Est-ce que ce fut le SIDA dans ce cas ? Question songeuse, à quarante ans d’intervalle ! Mais sur le coup, aux symptômes observés, les médecins savaient, seulement, qu’ils n’en savaient rien ; et sagement, ils ne prenaient pas de chance.

     Moi, bien sûr, je n’y comprenais rien du tout ; et au cours d’une conversation oisive, entretenue avec un médecin d’expérience, j’ai fait la remarque innocente et sans façon, que, de toute évidence, quelque chose de particulière se passait de l’autre côté. Et bien, oh combien j’étais frappé par le sérieux de sa réponse, tout fraiche dans ma mémoire aujourd’hui :  « Remarques bien », disait-il, « comment les infirmières passent cette porte en traversant de l’autre côté du couloir. Et j’avoue que je fais inconsciemment la même chose ! »

     « …Si j’avais », continuait-il, « le devoir de soigner ce patient… Bien sûr, j’y irais ! Mais en autant que ce n’est pas mon devoir, je préfère rester le plus loin possible … ».

     Voilà, donc, la profondeur de l’engagement médical bien compris : non seulement le vrai professionnel serait prêt à affronter les risques réels et connus des maladies répertoriés, mais au besoin, et dans le respect strict de son devoir, il soignerait aussi ce patient, hors normes, dont les risques présentés sont inconnus et potentiellement illimités ; et ce, malgré le fait que ce professionnel ressentirait exactement les mêmes peurs instinctives que n’importe qui (et à vrai dire bien plus) : car il connaitrait, d’expérience rapprochée et d’une manière plus immédiate que personne d’autre, la gravité possible des risques encourus.

     Précisons aussi, en passant, que le médecin dans cette histoire eut personnellement été hospitalisé pendant un an en sanatorium (1946 – 1947), pour soigner une infection à la tuberculose, contractée dans la décharge de ses devoirs professionnels.

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Les risques du métier : le Docteur American Kent Brantly (1987 – ) se donne aux soins d’un patient atteint d’Ébola (Liberia, 2012). Atteint de la même maladie (2015) le Dr. Brantly survécu et retourna en Afrique (2019) pour reprendre ses fonctions.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C: l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins — Chapitre : La mentalité « dure » des médecins ; et comment ils méritent, en effet, leur réputation — À défaut de contagion ou de conflit extraordinaire, demeure toujours le stress routinier, du quotidien médical)

— Un changement de mentalité, violemment provoqué, à contrecœur

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine – Section III : Société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — Un changement de mentalité, violemment provoqué, et à contrecœur)

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Rime enfantine anonyme (16ieme siècle) qui dénombre les conditions usuelles de l’homme : Bricoleur, Tailleur, Soldat, Marin…

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     Pourtant, je me sens encore, à ce stade du récit, coupable du vice facile qui consiste à transposer, dans une période de transition plutôt obscure, la clarté avec laquelle nous apercevons, aujourd’hui, ce principe de transformation sociale dans la révolte personnelle.

     Il serait important, d’insister encore sur ce fait, que sur le coup et devant l’ampleur des changements en cours, cette dynamique révolutionnaire restait largement mal comprise parmi la population contemporaine, et même parmi les auteurs directs des évènements cités. Car ces derniers, les révoltés du moment, qui secouèrent instinctivement toute la bâtisse de la pensée ancestrale, étaient eux-mêmes complètement imbus des axiomes traditionnels de Moise, Platon, Jésus, Luther, Calvin ; des axiomes qui furent partagés, également, par les scientifiques comme Newton et Darwin (dont les conclusions matérialistes se révélèrent tant séditieuses par la suite) ; et par ce nombre de néo-prophètes, aussi, incluant même Karl Marx, dont « la nécessité historique » informait son athéisme d’une confiance qui rappelait la Providence de Voltaire. Aucun (ou si peu) de ces personnes n’entrevoyait le véritable visage du nihilisme pur qui s’apprêtait à s’abattre sur le paysage conceptuel.

     De manière très exacte, les intellectuels du début du vingtième siècle ressemblaient à cette caricature absurde de l’homme qui est occupé à scier une branche d’arbre sur laquelle il se trouve personnellement assis.

     Avec peu d’exceptions, alors, les citoyens (circa 1900) acceptaient, sans question, l’idée simple que l’individu doit se soumettre aux normes sociétales ; que la famille, le clan, la tribu, la congrégation religieuse et l’état, doivent assumer la responsabilité d’imposer les comportements individuels qu’ils jugent désirables ; qu’il existe, enfin, une relation réciproque de confiance entre la communauté et l’individu –symbolisée souvent par la relation filiale de l’enfant à ses parents –, dont le respect engagerait l’individu à obéir, et à privilégier, au besoin, les intérêts collectifs, même au point de se sacrifier à la défense de ces derniers.

     Devant la réalité de la Première Guerre Mondiale, par contre, les bases logiques de cette pensée — et de cette relation sociale — paraissaient absurde dans leur insuffisance, même dans la compréhension intuitive des personnes les moins instruites.

— Un changement radical, dans la perception de la place occupée par la guerre, dans la vie humaine

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Jusqu’au vingtième siècle il n’y avaient que très peu de personnes pour condamner la guerre en principe ; préfèrant, pour la plupart, chercher de justifications dans les résultats obtenus, ou simplement dans la nécessité, de ce qui semblaient être une constante inévitable de la vie humaine. Une exception notable se présenta dans la personne de Francisco José de Goya y Lucientes (1746 – 1828). « Los désastres de la guerra » est une série de 82 gravures, réalisées en Espagne entre 1810 et 1815. Reproduit ici : le numéro 18, « Enterrar Y Callar (Enterrer, et se taire) »

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     Quoique nous aurions insisté, assez longuement, sur l’échelle monstrueuse et sans précédente de sa dimension quantitative, ce qui démarqua vraiment la Grande Guerre, telle que révélée dans les écrits de son excellence Winston Churchill, se trouva dans sa nature qualitative — entièrement nouvelle — qui présageait clairement un danger mortel pour notre race.

     Car précédemment, la guerre ne fut qu’un désastre cyclique comme la peste ou la famine : un problème local et ponctuel, considéré comme inévitable et même bénin à l’instar de la destruction produite par les feux de forêt.  Pour vrai dire, la guerre existait dans la conscience collective comme l’une des institutions les plus nécessaires, et les plus constantes, de la vie humaine.

     Voici, pour illustrer cette interprétation, une petite rime enfantine de tradition anonyme qui énumérait les états communs de l’homme au début du temps moderne. Ce poème primitif se dit ainsi :

Bricoleur, Tailleur, Soldat, Marin,

Riche, Pauvre, Gueux, Voleur

(Tinker, Tailor, Soldier, Sailor, Rich Man, Poor Man, Beggar Man, Thief).

     Nous apercevons, ainsi, du statut clairement primaire du métier d’armes à cette époque. Mais n’arrêtons-nous pas là ! Dans la période féodale, les degrés sociaux du Roi au Seigneur, et du Seigneur au Serf, furent définis, d’abord, par des obligations de service martial. À l’antiquité, les Grecques définissaient la guerre comme l’état de relations normal entre villes voisins ; et le citoyen Athénien, d’après la loi du temps, fut celui qui se présenta sur le champ d’entrainement, correctement équipé, à chaque semaine. Et encore, chez l’homme primitif le statut premier d’appartenance à la collectivité réside dans sa qualité de « guerrier ». Alors, sachant en plus, que la guerre se pratique aussi chez nos plus proches cousins (qui sont les chimpanzés), force serait de conclure qu’aucune description anthropologique, c’est-à-dire, aucune description de l’homme en tant qu’espèce animale, ne pourrait se construire sans mentionner la guerre en comportement natif.

     Voilà alors, la signification de « la Guerre pour en finir avec toutes les guerres » : Désormais, pour survivre, faudrait-il trouver le moyen de répudier et de délaisser cette chose (le conflit armé) qui serait, apparemment, prédéterminée en nous, au niveau génétique.

     (Et quelque chose, en passant, qui eut été intimement liée à l’évolution d’autres caractéristiques humaines, qui nous demeurent parmi les plus chers, soient : le courage, la franchise et le sacrifice de soi).

     Maintenant, avec ces quelques précisions présentes à l’esprit, revenons au temps modernes. Pour les pauvres : le service d’armes permettait d’échapper à la famine. Pour les criminels : d’échapper aux prisons. Pour les fils cadets : d’échapper à la pénurie humiliante de la primogéniture. Pour les nobles : de se démarquer auprès des rois. Et pour les rois : d’augmenter (ou de préserver) leurs domaines.

     Il s’ensuivait que la guerre ne finissait à peu près jamais ; mais, paradoxalement, elle n’avait, aussi, que peu d’impact pour les personnes ordinaires, mise à part les impôts et les exactions spéciaux — d’hommes, de matériaux, d’argent et de bêtes — ou encore, (véritable calvaire pour les civils) les épisodes ou des éléments des forces armées (amis ou adversaires) se trouveraient directement cantonnés chez soi : pour une nuit, pour une semaine, ou pour un hiver au complet. Voir : vol, violence, rapine ; capricieux, et personnel.

     Or, avec la Grand Guerre, tout ça, et même les pires anecdotes documentées dans leur barbarie infame, par un Francisco Goya, fut dépassé et presque banalisé. Dorénavant, la guerre serait une menace finale.

     Pour nous, cependant, cette urgence pouvait sembler quelque peu naïve et lointaine. Car les générations nées sous la menace constante de l’extinction nucléaire possédaient toujours cet avantage : qu’elles furent nées, aussi, avec la confiance et la résilience d’enfants, qui n’aurait rien connu d’autre. En conséquence, pour les générations subséquentes, la peur se serait progressivement estompée dans l’ennuie de l’attente, et s’est finalement désintégrée carrément dans l’oubli et dans l’ignorance. Car, pour notre survie psychologique, cette peur se serait transformée, le plus souvent, dans un simple détachement, bête et impuissant, devant l’absurdité perçue de la vie post-moderne.

     Mais désabusons-nous : nous vivons toujours sous la même menace, et d’une menace encore plus importante ; car elle serait devenue moins comprise et moins crainte, certes, mais aussi plus répandue et plus destructrice. Suffirait à dire, alors : que ce danger existe ; et que ce danger soit terrifiant.

     Comment apprécier à sa pleine valeur, alors, le traumatisme psychique des gens de cette génération, qui auraient vu arriver cette réalité pour la première fois, soudainement, avec l’effet dramatique d’une toile qui se déchire pour révéler une vision nue du destin humain, une vision qui en fut une d’épouvante ?

     Comment comprendre la psychologie des hommes d’état, initiés à la guerre comme une entreprise normale de politique nationale, à la fois rationnelle et limitée ; une constante, tragique certes, mais circonscrite, et nécessaire dans l’histoire des peuples ?

     Comment comprendre, enfin, la pensée des hommes ordinaires, habitués ceux-ci, à répondre avec résignation, et parfois même avec enthousiasme, devant l’appelle aux armes. Qu’en était-il pour eux, d’apprendre de première expérience, que dorénavant cela signifierait une lutte totale : apparemment sans fin pour le soldat individuel, autre que l’infirmité, ou la mort ?

     Aussi, tel qu’intimé par M. Churchill, l’éducation, et la transmission globale de l’information, faisaient en sorte que le monde entier ait pu partager les impressions recueillies au front ; que les analyses et les réflexions qui y furent tirées seraient partagées à leur tour, universellement ; et que la leçon désespérante, ainsi retenue, soient évidente pour tous : cette habitude, cette pratique, cette entreprise, cette activité, cette méthode, ce principe d’organisation sociale, cette voie d’avancement personnelle, ce vecteur de l’évolution nationale — cette constante qui fut le conflit armée – devait absolument cesser !

     Pourtant, comme comprenaient d’emblée les plus perspicaces : cette urgence impérative frapperait non seulement à l’identité des hommes et des femmes existants, mais plus profondément dans la nature biologique et dans le comportement inné de l’espèce. Alors, comment faire cesser la guerre sans éliminer, du même coup, la vie de l’homme ? Que faire ? Se transformer ou mourir…

     Voilà, le véritable coup de massue qui fut assené aux supports fondamentaux de notre société.

 — l’effet socio-psychologique immédiat : un lien de parenté rompu entre l’état et le citoyen

     Pour la toute première fois, dirais-je, le citoyen-patriote entrevoyait clairement la possibilité que le jeu de pouvoir traditionnel, cette bataille évolutionnaire sans fin, — des tribus, des nations, des peuples humains – ne  fût plus rationnellement justifiable ; que tout la logique de sacrifice personnel des citoyens-soldats (les « enfants de la Patrie ») puisse aboutir – et aboutirait inévitablement d’après certaines — dans de conflits dont il n’y aurait non seulement pas de vainqueurs (et donc, aucun espoir rationnel de vaincre) mais qui pourraient résulter dans une destruction complète de la civilisation, et possiblement l’extinction, non de nations particulières, mais de toute la race humaine.

     Seulement en comprenant ceci, je crois, pouvions-nous comprendre pourquoi, et comment, ces personnes solidement ancrées, de façon primale et organique, dans une tradition de pensée millénaire — et dont ils ne doutèrent pas un instant de la véracité — eurent pu subitement tout chavirer dans l’espace de deux ou trois générations.

     Car nos grands-parents, il me semble, ne se sont pas vraiment livrés, soudainement et avec enthousiasme, dans une démarche de libération et d’auto-réalisation volontaire — à la saveur du récit et de la légende plus récente — ou du moins, certainement pas au commencement. Ils ne s’y seront pas arrivés, non plus, selon la méthode que j’emploie ici, d’une enquête spéculative d’idées abstraites. Au contraire, ils s’y sont fait entrainés par la force des choses, avec la violence de l’amertume et du désespoir, contre leurs instincts et contre leur gré ; puisqu’ils ne pouvaient plus s’échapper au sentiment que le lien de confiance, mentionné dans un paragraphe précédent, s’était fait rompre : non pas par eux, mais par la société qui prétendait les protéger.

     Et tel fut, encore, l’effet psychique tant terrible de la Grande Guerre : un sentiment que le citoyen-enfant pouvait être franchement trahi par la nation-parent.

— Une poussée implicite vers la désobéissance générale

     Tel était l’origine, à mon avis, de l’urgence, et de l’instabilité — émotifs et intellectuels — qui amenaient le grand peuple, non à réaliser, mais plutôt à soupçonner de manière vague et inquiétante, que seulement la désobéissance massive pouvait garantir le futur ; que les certitudes du passé, aussi chères furent-elles, devaient être abandonnées ; qu’il fallait à tout prix dérailler ce « train d’enfer ».

     Et dans ces circonstances –sous l’effet de ces pensées — la désaffection publique débordait des lignes normales du conflit politique, pour se manifester de manière encore plus organique (et particulièrement intense), dans la sphère des convictions intimes, confondant pêle-mêle les partisanes de gauche et de droit, qui se trouvaient, ainsi, distribués des deux bords suivant une logique qui s’échappa aux divisions d’usage.

     Tel fut, d’après ma lecture des évènements, la force brute derrière le refus de la prohibition ; et tel fut, aussi, dans une myriade de détails — incluant le droit d’ordonner les conditions de sa mort —  le mobil derrière toute la suite de révoltes subséquentes que nous en sommes convenus à nommer, plus tard,  les « Guerres de Culture » du vingtième siècle.

     Car la société ne fut pas seulement dressée contre elle-même dans le sens qu’il y avait des partis qui se soient opposés, mais plus fondamentalement, l’ensemble du monde se trouvait potentiellement opposé aux structures mêmes qui furent les fruits de notre évolution, qui formèrent la base non seulement de notre société, mais aussi de notre psychologie. L’humanité, alors, dans son désir de s’affranchir de ses propres limites, se trouva en conflit intime avec elle-même, non seulement entre les individus, mais surtout, à l’intérieure de ceux-ci.

     Peut-on s’étonner, donc, à ce que ces personnes, ainsi embataillées au-dedans, aient pu reculer devant la tache de répression confiante et autoritaire qui fut demandé par la Prohibition ?

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Deux ouvrages iconiques de l’année 1929 : « Goodbye to All That (Adieu à tout ça) » Robert Graves (1895 – 1985) et « A Farewell to Arms (Un adieu aux armes) » Ernest Hemingway (1899 – 1961), dépeignent un désabusement personnel, typique du vingtième siècle. Le premier est une autobiographie, le deuxième est un roman informé par l’expérience. Les deux auteurs servirent pendant la Grand Guerre ; les deux furent gravement blessé ; chacun de sa façon répudie la mystique et l’attrait terrible de la guerre.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — Un dernier facteur, déterminant celui-ci : la prospérité moderne)

Paradoxe : l’intérêt vital de chaque particulier versus l’intérêt budgétaire de la collectivité

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section I : Paradoxe : l’intérêt vital de chaque particulier versus l’intérêt budgétaire de la collectivité)

Chapitre : L’euthanasie : Une idéologie qui invite aux individus de sacrifier leurs prochains d’abord (et eux-mêmes par la suite) aux intérêts collectifs utilitaires

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Le citoyen décide d’acheter ou de louer son logis, mais le financement des soins de santé est pris en charge par l’état (Canada)

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— La responsabilité publique des soins de santé : statut éthique particulier ; conflit entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif

     Nous avons vu, à travers notre description de l’évolution économique de la pratique médicale, qu’il y a toujours eu une distinction importante entre la santé publique et la santé personnelle. Nous avons vu aussi que la nature des soins de santé rend leur livraison moderne éthiquement plus complexe que la livraison libre d’autres services.

     Considérons, par exemple, le marché de l’habitation : Parmi les personne-types qui gagnent suffisamment d’argent pour se loger convenablement, il se produit de grandes différences qui sont le résultat des choix fait par chacun. En particulier, il se peut très bien qu’un individu demeure locataire, en dépit d’un revenu adéquat pour accéder à la propriété. Ce sont, dirait-on des choix personnels qui reflètent les priorités de chacun, en évaluant la satisfaction future, versus le sacrifice immédiat exigé. Et de façon générale nous n’éprouvons pas de difficulté éthique au constat des disparités qui en résultent. Ou à tout le moins, les inconforts potentiels du régime de propriété privé nous n’auront pas semblés suffisamment dramatiques pour transformer le tout en régime universel de propriété publique.

     Mais dans la sphère médicale, au contraire, cette logique ne suffit pas pour apaiser le sentiment public. Car, en autant qu’il existe une personne souffrante, malade ou victime d’accident, il nous semblerait absolument nécessaire, dans la conscience éthique de notre époque, que cet individu puisse recevoir les soins appropriés. Et remarquez bien, qu’il ne s’agit pas ici des personnes profondément désavantagées pour lesquelles la société admet assumer, d’emblée, une responsabilité spéciale. Non. Le vrai problème se pose, encore, devant cette personne-type, parfaitement capable d’assurer ses besoins futurs en soins de santé, mais qui ne l’aurait pas fait. Et peu importe que cette personne se soit montrée, précédemment, de la plus audacieuse prodigalité, notre conscience éthique nous demande, toujours, qu’elle soit soignée au besoin. Or, pour pallier à ce problème, la livraison des soins de santé personnels, dans son ensemble, serait devenue la responsabilité de l’administration publique ; mais il en résulte, également, que l’individu dépend, ainsi, sur l’agence d’un état administrative dont les intérêts propres sont en opposition avec les siens.

Impossible à nier ces faits : Les intérêts de l’administration publique sont clairement avantagés par la normalisation de cette nouvelle « médecine de la mort », car elle promet d’évacuer le system engorgé de tous ces individus, économiquement non-valables qui l’encombre actuellement. Cependant, l’intérêt de chacun de ces personnes, prise individuellement, serait de profiter des ressources curatives les plus avancées, aussi longtemps que possible et à n’importe quel prix, dans le simple but instinctif de prolonger sa vie. Autant en serait parfaitement limpide.

— Un conflit parmi les intérêts distincts du citoyen

     Pourtant, beaucoup moins évidente serait la notion naïve que l’individu bien informé réclamerait, par nécessité, la satisfaction de son intérêt personnel par voie politique ; c’est-à-dire qu’il réclamerait le rejet de toute pratique institutionalisée d’une véritable médecine de la mort. Car les intérêts publics sont également les intérêts de l’individu dans son rôle de citoyen/contribuable. Et tout comme le locataire qui hésite devant l’accession à la propriété, d’individus différents à de stages différents de leurs vies peuvent favoriser différentes priorités, aussi, dans l’évolution de politiques publiques. Ou pour parler crument : beaucoup sembleraient d’accords pour s’imaginer prêts à recevoir moins de soins « rendu là » en autant qu’ils soient persuadés (à tort ou à raison) que cette option puisse les économiser de l’argent liquide dès maintenant.

     Et c’est ainsi que s’ouvre devant nous, une période de discussion essentielle qui opposera, certainement, les uns aux autres autour de cette question brulante : d’utiliser, oui ou non, notre système publique de santé comme une instrument pour optimiser l’état fonctionnel, et productif, de la population ; non seulement en soignant les blessures des plus productifs, mais également : en éliminant activement — c’est-à-dire en tuant — les personnes malades et dépendantes qui n’offrent pas l’espoir d’un rétablissement rentable pour l’ensemble.

— Le choix ainsi posé

     Car le choix devant nous à l’heure actuelle, c’est bien cela : non seulement de permettre, ou non, le suicide assisté (chose déjà fait), ni même la médicalisation de ce suicide (qui est également acquise au Canada avec la substitution de l’euthanasie volontaire pour le suicide assisté) ; ce qui importe maintenant, ce serait le degré de pénétration que ce principe de médicalisation produira vers une véritable normalisation institutionnelle de l’euthanasie.

     Il serait inutile (pour répéter cette évidence essentielle) de prétendre que les intentions originales ne furent aucunement de cette nature, car les conditions de départ se trouvent transformées aujourd’hui par nos décisions d’hier ; et la porte vers une véritable médicine de la mort, se trouve, maintenant, grande ouverte. À nous la décision fatidique de traverser, ou non, le seuil.

     Car peu importe que cette autorité, pour nos médecins de tuer leurs patients, eut été accordée délibérément, et sciemment, dans le but de rentabiliser sa pratique, ou encore, que cette autorité eut été accordée dans un flou intellectuel, où les aboutissements probables furent simplement ignorés dans le désir de satisfaire, rapidement, au tollé médiatique en faveur du droit à mourir ; dans les deux cas :  les pressions économiques en faveur de son utilisation maximale seront exactement les mêmes.

     Il ne suffit plus, alors, qu’une majorité de la population ait pu être amenée à accepter la réforme en cours, passivement, sous l’effet de promesses sécurisantes faciles.  Pour prétendre procéder plus loin, avec un mandat réellement légitime dans cette matière tant importante, nous aurions maintenant un devoir beaucoup plus exigeant. Car il faudrait faire la démonstration, nette : que cette population désire toujours (et en toute connaissance de cause) que la pratique médicale, et la relation entre le patient et son médecin, soient altérées en profondeur ; qu’elle désire vraiment permettre l’éclosion progressive de cette médecine de la mort, dont la mission serait fondamentalement collective et utilitaire, non personnelle et curative.

    Or, pour faire une telle démonstration, et pour faire un tel choix, faudrait-il toujours que nous examinions, avec franchise et ouverture, tous les arguments qui existe, des deux bords du débat. Et pour ce faire nous n’aurions pas à tout inventer, car des arguments, en fait l’ensemble d’une idéologie mature et définie en détail, existe déjà pour justifier l’euthanasie utilitaire. En fait, ce qu’il faut plutôt faire, c’est d’arrêter de se comporter comme si ces raisonnements n’eurent pas été présentés de par le passé (ni répudiés à répétition), car tel n’est pas le cas.

     La franchise minimale, donc, et l’intégrité intellectuel, exigerait des champions modernes de l’euthanasie qu’ils épousent (ou au moins qu’ils adressent ouvertement) les traditions, et les aboutissements passés ; qu’ils surmontent ces antécédentes déplaisantes ; et qu’ils parviennent à convaincre la population de la réalité des bienfaits escomptés en tenant compte, aussi, du prix ultimement réclamé de chacun. Car sinon, faudrait-il reculer de quelques cases face à la démarche actuelle, vers le seul suicide assisté pleinement volontaire, et justifié uniquement dans la subjectivité souveraine ; très loin, celui-ci, de l’euthanasie justifié dans l’objectivité de la médicine.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident)

— L’accession au statut humain

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : L’euthanasie et la clientèle — Section II : La morale et la loi — Sous-Section II a) La morale dite « catégorique », « objective », « universelle », ou « absolue » — Chapitre : Une vision moins pessimiste de l’humain — L’accession au statut humain)

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    Ainsi fut-il, pendant les dizaines de milliers d’années qu’avait compté, jusqu’à date, notre évolution sociale : que les hommes en général — et surtout les chefs parmi eux — poursuivaient vigoureusement le régime naturel de survie compétitive (aussi cruel que cela en ait pu devenir) ; mais d’autres tout aussi talentueux — et souvent les mêmes personnes dans de phases plus calmes de la vie – se donnaient à la spéculation sérieuse de ce que pouvait possiblement devenir l’homme et la vie de l’homme.  Ceux-là se livraient, avidement, à la poursuite de cet idéal : parfois à l’extrême ; parfois au-delà ; parfois, même, en compromettant la vie présente dans sa recherche.

Or, peu à peu, parmi les meilleurs des hommes, il croissait une conviction ferme de plus en plus partagée, que ceux de leurs pairs qui se montraient satisfaits de reproduire la moralité des bêtes ne seraient jamais, eux-mêmes, que des bêtes dans les faits. Car manifestement : être homme se relève, avant tout, d’un choix.

— La morale soutenue par la loi

     Mais la simple exhortation à la bonté, comme nous le savons tous, ne suffit pas pour produire la réalité. Alors malgré le fait, indéniable, que l’être humain soit souvent favorablement disposé à de tels sentiments ; et en dépit du fait que le rêve d’une humanité vivant sous le sigle de l’amour fut devenu presqu’universellement admis au niveau idéologique (ce qui fut jadis l’empire de la religion) ; toujours est-il, que les comportements réels s’en écartaient de manière profondément récalcitrante ; et que seulement la force punitive semblait pourvoir altérer ces faits.

— La protection de la faiblesse, établie en principe d’organisation sociale

     Dans cette collision d’idéaux élevés et de réalités crues, s’est développé, alors, ce système d’interdits coercitifs que nous connaissions ; et la Loi, dans sa fonction coercitive d’imposer des conclusions morales sur le comportement individuel, devenait, très tranquillement — mais toujours d’avantage — plus protectrice de la dignité (des plus faibles), devant le caprice (des plus forts).  

     Or, les interdits traditionnels contre le suicide assisté, et contre l’euthanasie, jouaient un rôle inestimable dans le contrôle des abus attribuables aux préjugés omniprésents. Et l’interdit du suicide simple, également, jouait un rôle important à cet égard, car il fut intuitivement évident que le désir individuel de se suicider, et les pressions vers une tel action qui puissent être exercées par de gens autour, ne pouvaient jamais être clairement dissociés dans la pratique ; l’interdit catégorique du suicide dans toutes ses formes, par contre, enlevait les possibilités d’exploiter cette ambiguïté.

     Il est à présumer, de plus, que la continuité de ces interdits, à travers plusieurs siècles, fut un facteur non-négligeable dans le mouvement plus grand de notre société vers un idéal de protection, fourni plus généralement, à l’endroit de tous ses membres vulnérables. Car la protection des malades et des handicapés ne représente qu’un seul volet de l’opération de cette dynamique.

– Le marché, autrefois conclu, entre le malade et son entourage

    Dans les meilleurs des cas, le lot traditionnellement réservé pour les personnes malades, mourantes ou handicapées, représentait une sorte de marché conclu, entre la malade et son entourage : On s’attendait, d’un part, que le souffrant fasse preuve de « patience » à l’égard de ses épreuves ; de l’autre, que l’entourage du malade assume le devoir, non-équivoque, de lui fournir tout le soutien possible dans son malheur. La fonction des lois, alors (sorties de nos traditions et fondées sur une base de moralité absolue), fut d’affirmer ce schéma, et au besoin de l’imposer, à l’avantage des souffrants-survivants.

     Voilà, en peu de mots, le paradigme traditionnel — délibérément conçu pour solliciter ce qu’il y a de meilleur dans l’homme.

— La problématique soulevée par l’existence d’une minorité suicidaire

     Pourtant, les champions modernes de l’euthanasie, pour leur part, auraient retenu une image très différente des usages du passé. Ils auraient tendance à décrire ces circonstances (d’attente passive devant l’approche inéluctable de la mort) dans de teints macabres, graphiques, parfois même avec une crudité qui frôle une certaine pornographie de la souffrance. Ils s’apitoient ainsi, plus que généreusement et avec un sensationnalisme soigneusement manipulateur, non sur la perte des personnes qui aient pu voir leurs vies abrégées par un entourage tacitement homicide, mais au contraire, sur le sort injuste des personnes forcées à vivre contre leur gré. Et loin de nous de suggérer qu’il n’ait pas existé, bel et bien, une minorité dont les désirs suicidaires furent parfois bafoués (et parfois assez brutalement), dans les limites primitives de la médicine d’antan.

     Cependant, l’opération tranchante de la morale catégorique se pratique toujours au désavantage des intérêts opposés. Et il ne faudrait jamais perdre de vue que cette logique d’autonomie suicidaire ne s’applique qu’aux droits d’une petite minorité de patients qui veuillent vraiment mourir. Car ce que l’on nous invite à oublier, trop souvent, devant ce portrait de dérapage médiéval, c’est la promesse légale prodiguée autrefois, dont bénéficiaient l’ensemble majoritaire des patients ; ceux qui ne désiraient pas la mort subite ; ceux qui désiraient, plutôt, une vie et une mort prolongée (dans la mesure du possible) avec le plus de respect, et avec la plus de dignité possible : en dépit de leurs épreuves ; en dépit de leurs souffrances ; et pour nommer la chose franchement : en dépit de leur condition dépendante.

— Un choix lourd de conséquences

   Décidément, dans notre présent autant qu’au cours du passé, il serait à prévoir que les seuls énoncés publics, de l’égalité des personnes, ne suffiront jamais pour éliminer les abus, les négligences, voir les meurtres d’intention, pratiqués à l’égard des populations vulnérables. Car de tout évidence, le désir, de s’affranchir personnellement et collectivement des devoirs de soutien à la dépendance, cherchera toujours à s’affirmer ; et les personnes malades, et handicapées, feront toujours face au rejet social, qui s’opère de mille et une façons dans la préparation d’une mort accélérée.

   Pour ces personnes, toujours largement prépondérantes parmi la clientèle, ce ne fut rien d’autre, que l’interdit du suicide (imposée dans la répression coercitive) qui les épargnaient, autrefois, des assauts psychologiques d’harcèlement instinctif, issus d’un entourage impatient à aboutir à la mort attendue.

     Pourtant, quoique l’expérience nous aurait bien enseigné qu’un contrepoids et un équilibre aient pu être atteints (au moins partiellement) avec l’affirmation, légale et morale, d’un ethos protecteur catégorique, nous nous y sommes tout de même renoncés dans le but de corriger de torts spécifiques, subis par une minorité suicidaire.

     Soit ! Mais, voilà alors, dans la foulée de cette bataille autour du choix personnel, que se dégage nettement et sans détour, l’articulation d’un véritable choix social et collectif auquel nous nous devons d’adresser impérativement notre attention, à savoir : Est-ce réellement possible d’abroger sélectivement l’interdit d’homicide, sans pour autant déchirer le tissu de notre société humanitaire ? Et si notre réponse à cette interrogation serait « oui » (réponse apparemment, d’emblée désirée), de quelle façon, exactement, pouvions-nous procéder ?

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II a) : La morale dite « catégorique », « objective », « universelle », ou « absolue » — Chapitre : Le suicide assisté, et l’euthanasie, présentés dans une cadre de morale objective : des constats qui s’imposent)