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août 2020 - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

— Les bienfaits du modèle législatif de droit universel à justification subjective, pour les handicapés, pour les mourants, et pour les malades chroniques

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II c): Quelle morale choisir ? — Chapitre : Une comparaison des avantages d’un droit de mourir universel, versus ceux du régime actuel d’exceptions médicales à l’interdit — Les bienfaits du modèle législatif de droit universel à justification subjective, pour les handicapés, pour les mourants, et pour les malades chroniques)

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     Au cours des chapitres précédents, nous avons regardé, en quelque détail, les torts auxquels sont exposés les handicapés, les mourants et les malades chroniques, sous le régime d’exceptions à l’interdit (justifiées par des critères médicaux objectifs), tel que nous le connaissions aujourd’hui. Or, la description des bienfaits potentiels, d’un régime universel, de choix purement subjectif, ne serait autre chose que la répétition de cette liste de torts, regardée à l’envers. Car pour chaque difficulté imposée par la méthode objective, la liberté subjective nous fournit une solution correspondante.

     Ainsi, au lieu d’identifier les gens, bon gré, mal gré, comme des candidats médicalement aptes à se suicider (tellement aptes, en fait, que nous nous devions de créer des exceptions médicales, ad hoc, a l’interdiction absolue de tuer nos semblables), nous pouvions simplement reconnaître à toute personne capable (sujet à des conditions de capacité cliniques avancées par les professionnels de la santé mentale), le droit ultime de disposer de sa propre personne, sans y attacher le moindre jugement collectif sur la moralité du geste.

     J’ose espérer que les exigences des promoteurs actuels du droit de mourir seraient, ainsi, pleinement satisfaits. Car dans un tel cadre légal et philosophique, la personne suicidaire, malade ou handicapée, pouvait définir pour elle-même le sens et la valeur de sa propre vie ; et au choix, pouvait décider librement d’y mettre terme. Mais il y a plus, et plus important : car avec ce modèle de droit subjectif, l’accès de telle personne à l’option suicidaire ne serait accordé, ni grâce à sa maladie, ni grâce à son handicap, ni à sa déficience, ni à sa dépendance, voir : ni grâce à son absence de dignité dans sa condition de créature vivante.

     Elle en bénéficierait, au contraire, en fonction d’un droit universel, dont l’universalité partagée (par tous) constituerait le gage non-équivoque d’une recognition — social et légale — de la valeur inconditionnelle de sa vie, et de sa dignité d’être humain à part égale ; égale, pour y insister, à toute autre.

     Elle ne subirait pas, pour être précis, l’exigence discriminatoire de justifier son choix en fonction de critères médicaux propre à son cas ; de prouver, en quelque sorte — à la satisfaction de tiers personnes nommées capricieusement par l’état — que sa vie ne vaille pas (objectivement) la condition vivante.

— L’importance transcendante du principe de l’égalité

     Il n’y a rien de trivial dans ces faits ; et même que, d’une perspective sociale plus large, l’affirmation de cette égalité serait — et de loin — plus importante que la seule nature des conditions désignées pour autoriser la mort volontaire.

     Et encore, nous n’avons pas tout dit à ce sujet ! Car il n’y aurait pas, non plus, de discrimination (voir de persécution), à l’égard des personnes, mourantes, handicapées ou malades, qui font partie de la grande majorité non-suicidaire (ce groupe beaucoup plus large, dont les droits les plus élémentaires sont actuellement sacrifiés dans le désir de faciliter les souhaits autodestructeurs de quelques-uns).

     Ces gens enfin, de nombre tant important, qui s’attachent à la vie (ou simplement à la survie, plutôt qu’à la mort) seraient épargnés des fâcheux effets d’une association, fortuite et involontaire, avec les indications médicales exigées pour l’euthanasie volontaire ; épargnés, ainsi, des attitudes interrogatoires et impertinentes, trop souvent affichées par les membres de la majorité bien-portante, environnante, qui se permettent à demander (fait toujours étonnant) — parfois tacitement, et parfois ouvertement — pourquoi de tels mourants, handicapés et malades s’obstinent à vivre, plutôt que de se faire euthanasier, quand ils rencontrent, manifestement, tous les critères exigés pour ce faire.

     Imaginez le soulagement de celui, ou de celle, qui, dans son moment de vulnérabilité et de dépendance suprême, serait épargné l’exercice du devoir du médecin traitant, obligé aujourd’hui par la force des normes corporatifs – bien que très possiblement récalcitrant devant celles-ci — d’informer son patient de son « droit » de recours à l’euthanasie ! Et imaginez même, au pire, la protection ainsi accordée contre l’influence exercée par certains docteurs, parmi cette minorité qui s’enthousiasment réellement pour l’option mortelle, et qui s’en profitent actuellement, du « devoir d’informer », pour en faire ouvertement la promotion.

     Imaginez, enfin, un argument de moins aux mains des proches, excédés, et impatients d’arriver à la fin prévue.

     Imaginez, plutôt, un contexte thérapeutique où la volonté majoritaire, de survivre, serait accordée la préséance d’une présomption par défaut (sans égard, ni à la capacité, ni même à l’état conscient), tandis que l’option suicidaire (en concordance avec son statut clairement minoritaire) ne serait jamais évoquée sans une demande directement présentée par l’individu en cause.

     Imaginez, encore, que la personne handicapée, ou malade chronique, puisse bénéficier (à priori) des mêmes ressources de prévention de suicide qui seraient proposées à toute autre personne, plutôt que d’un encouragement institutionnalisé vers l’anéantissement accéléré. Imaginez …

     Comme seule exigence, en fait, ce modèle ne demanderait, uniquement, que les électeurs « bien portants » se déclarent consentants pour assumer (personnellement) les mêmes périls du choix — associés, ceux-ci, à toute facilitation des désirs suicidaires — auxquels ils se montrent tant aises, aujourd’hui, d’exposer leurs voisins malades et handicapés.

– Une prévention possiblement accrue, grâce au dépistage de pathologies traitables

     Paradoxalement, il serait même possible que l’incidence de suicide soit réduite, dans les faits — et ce malgré la légalité de la mort assisté — grâce aux différences dans la manière dont nos deux modèles législatifs répondraient à la tendance naturelle, de tout individu, à chercher une validation extérieure pour ses gestes. Car si, par exemple, une personne suicidaire décidait de chercher de l’assistance au suicide (sachant qu’elle en possède la possibilité, et plutôt que de se suicider seule), il serait tout à fait possible que les professionnels chargés de l’évaluation de ses capacités puissent réussir, au contraire, à  déceler un problème psychiatrique spécifique, assorti d’un traitement efficace ; que ce traitement puisse aboutir à une résolution heureuse de la crise ; et alors, que même la tentative d’utiliser un service légal d’assistance au suicide, puisse résulter dans un protocole réussi de prévention.

     Tel fut, en fait, un élément important dans la justification de la décriminalisation du suicide simple en 1972 (Canada). Car il semblait dès lors (d’après certaines), plus facile de travailler à la prévention bénigne d’un phénomène légal et visible, plutôt que d’une pratique qui eût été dissimulée sous la hantise de la criminalité. Et, dépendant, toujours, des modalités d’implémentation éventuellement retenues, cette logique pourrait trouver son écho, également, dans nos politiques actuelles.

    Malheureusement, cependant, il devient encore plus difficile de travailler à la prévention d’un phénomène qui soit officiellement proclamé en bien (grâce à la justification objective). Et telle serait, sans détours, notre situation présente.

— Un effet dissuasif de la responsabilité, face au choix libre

      Finalement — et toujours en relation avec ce désir de validation extérieure – nous observons que les gens peuvent hésiter, longtemps, devant des décisions tant significatives, en se demandant si leurs gestes sont vraiment « bien », ou non. Or, dans ce cas, quand telle personne interrogerait les professionnels indiqués (pour savoir si oui ou non — pour elle – la mort volontaire serait un bienfait) la réponse se présenterait de manière très différente, et très strictement selon lequel des deux modèles législatifs serait employé :

     Car sous un régime de critères médicaux objectifs, la réponse serait pragmatiquement affirmative — toute de suite — dans la mesure où les critères étaient respectés, sans plus.

     Mais sous un régime de droit universel subjectivement justifié, la réponse demeurerait toujours équivoque ; car l’esprit même, d’un tel régime, s’appuie sur l’affirmation qu’aucune autorité ne puisse se substituer pour l’opération de la conscience personnelle. Et il en résulte, comme conséquence, que la pleine responsabilité (d’assumer, seule, ce poids décisionnel), reste entièrement à la charge de la personne demandeuse ; et que telle personne ne pourrait jamais s’en délester à l’obligation des tiers. J’ose même croire, d’ailleurs, que face à ce refus collectif, de valider les suicides particuliers, plusieurs personnes pouvaient se retirer devant le choix fatal ; ou à tout le moins… aucune ne s’y précipiterait.

— En somme : des bienfaits (relatifs) de la justification subjective ; pour le médecin, pour le patient, et pour la société  

     Nous nous apercevons, donc, de plusieurs différences dramatiques dans la vie des médecins et de leurs patients, quand l’accès légal à la mort « assistée » soit envisagé à l’intérieur du régime actuel (d’exceptions médicales à l’interdit d’homicide), ou de cet autre paradigme (qui n’existe encore qu’à l’état d’hypothèse théorique) qui soit celui du libre exercice du choix subjectif. Aussi, nous constatons — et peut-être avec un petit brin de surpris trouble — que cette comparaison se fait largement à l’avantage de la liberté.

     Mais pour rappeler ce fait essentiel : le vice principal associé aux critères médicaux (objectifs) de l’euthanasie volontaire, se fait sentir, de prime abord, au niveau de la philosophie sociale. Car pour la première fois, depuis la chute des régimes Fascistes au milieu du vingtième siècle, les vies humaines sont, de nouveau, formellement classées, par catégorie de valeur inégale. Il est officiellement déclaré, ainsi, que certaines vies méritent moins la protection collective que n’en méritent d’autres.

     Fâcheusement, alors, de portée tant sérieuse (et de motif tant discutable), cette doctrine sera enseignée aux générations à venir, en contradiction directe avec le mythe fondateur de notre société ; c’est-à-dire : en contradiction avec la présupposition de la valeur égale de chaque vie humaine (sans égard à l’âge, la race, le sexe, l’orientation, ou plus spécifiquement dans le discours présent …) sans égard à l’état de santé, ou des habilités physiques.

     Je dis bien « le mythe fondateur de notre société », car nous savons tous, intuitivement, que les personnes — leurs capacités, leurs potentiels et leurs vies  — ne sont absolument pas égales. Mais nous avons aussi appris (de par la dure école de notre évolution sociale) que le respect de ce mythe — dans l’exigence idéale d’une égalité de respect et de considération légale à l’égard de chacun — soit à la base de ce que nous appelons communément la vie « civilisée » en société.

     Or, la promulgation de critères objectifs (pour cautionner les euthanasies spécifiques) frappe à la base dudit mythe ; elle y introduit une conditionnalité empoisonnée ; et ne peut qu’affaiblir son autorité morale. La liberté de choix subjectif, par contre, ne ferait peut-être rien pour enfreindre l’incidence du suicide — assisté ou autre — mais elle réaffirmerait ce principe, ce credo, tant essentiel au maintien du visage humain de la société moderne de droit (libre et démocratique) telle que nous la connaissions.

      Bien sûr, il ne s’agit pas, dans cette vision libertaire, d’enrayer la mort volontaire de notre société. Au contraire, il semblerait pragmatiquement inévitable — et ce pour le futur prévisible — que le choix suicidaire soit publiquement cautionné d’une manière ou d’une autre. Le mal ne serait pas, alors, extirpé pour autant.

     Toutefois, la revendication du principe de choix libre se recommande à nous nonobstant ces limites : par sa capacité de permettre un juste rétablissement des faits ; de réaffirmer l’égalité des personnes ; de réaffirmer l’indépendance de l’éthique médicale et la liberté de conscience des médecins ; de soustraire l’État (et tous ses membres/citoyens) de l’obligation de soutenir le bien-fondé des désirs suicidaires ; de souligner la marginalité du choix autodestructeur ; et enfin, de faciliter la promotion (et la jouissance) du choix vital majoritaire.

    Le lecteur, pourtant, sera toujours en devoir de poser cette dernière question, tant importante, et dont nous ne pouvions nullement nous esquiver : « La liberté, oui… mais à quel prix ? »

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : La morale et la loi — Sous-Section II c) : Quelle morale choisir ? — Chapitre — À quel prix la liberté ?)

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— Le cinéma spéculatif se transforme en documentaire : l’épidémie Sida-suicide des années quatre-vingt-dix

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Le suicide assisté et le paysage social après Rodriguez — Le cinéma spéculatif se transforme en documentaire : l’épidémie Sida-suicide des années quatre-vingt-dix)

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« C’est ma fête » (1996) demeure le film (commercial) définitif au sujet de la solidarité face à la la mort volontaire

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     La sortie du film « Whose Life is it Anyway ? » (tel que décrit précédemment) coïncida avec la parution en 1980 du premier livre consacré aux connaissances techniques germaines à la réalisation du suicide : « How to Die With Dignity » (« Comment mourir dans la dignité ») de George Brown Mair (1914 – ?). La publication de ce livre fut réalisée (malgré un ordre judicaire prononcé, 1979, contre la Société d’euthanasie volontaire en Angleterre) par une faction sécessionniste de la Société située en Écosse, pays qui se veut plus radical encore que ses partenaires Britanniques (à la même manière que le Québec se présent au Canada). Et cette stratégie agressive semblait bien porter des fruits, car dans les faits, la seule annonce préalable de la publication de « Comment Mourir dans la dignité » permit à la Société d’élargir considérablement (voir quadrupler) sa base d’adhérents.

     Mais plus pertinemment encore – et tout à fait par hasard – l’apparition de ce livre en 1980 (et le film déjà décrit, un an plus tard) fut parfaitement synchronisée, aussi, avec l’arrivée de l’épidémie du Sida en phénomène formellement identifié. Et de ce fait, les questions de suicide et de « suicide-assisté » (vocabulaire qui remplaça tactiquement, à cette époque, le terme plus contentieux « d’euthanasie »), s’apprêtaient à quitter, bientôt, le royaume des spéculations périphériques, pour devenir des enjeux sociaux de première importance.

— Un rappel des conditions, jadis, de la vie homosexuelle

     Aujourd’hui, avec la pureté politique, intense, que nous témoignions devant toute question de discrimination, d’égalité ou de droits civils, il devient difficile de créditer les conditions — psychologiques, légales et sociales — qui prévalaient, il y quarante ans, parmi les membres de la communauté homosexuelle, et ce, même pour ceux qui s’en souviennent de première expérience. Rappelons seulement que les pratiques sexuelles propres à l’homosexualité masculine étaient toujours criminalisées, au Canada, jusqu’en 1969 (c’est à dire, dix ans à peine avant la période décrite ici) ; et que l’American Psychiatric Association ne modifia sa définition de l’homosexualité (comme maladie mentale) qu’en 1973.

     Et alors, dans cette ambiance complexe de changements fondamentaux bien engagés (mais loin de leur aboutissement) ; dans une sphère politique peuplée de militants progressistes et d’adversaires traditionnalistes ; là où la tolérance de la contre-culture rencontrait la défense instinctive de l’ordre existant : fut soudainement arrivée l’épidémie terrifiante du Sida — apparemment tant spécifique à la communauté homosexuelle — qui attirât, tout d’un coup, une attention générale à l’endroit de personnes, et de phénomènes, dont l’existence avait été, jusqu’là, largement évitée dans le discours public.

— Une nouvelle littérature et cinématographie de la mort volontaire

     L’effet et l’importance, pour la mythologie et pour la narration identitaire des homosexuelles, fut, certes, extraordinaire. Car selon cette culture distincte, issue d’une collectivité forcement minoritaire et mal comprise ; rencontrée, le plus souvent, avec hostilité par la majorité hétérosexuelle ; et imbue, ainsi, d’un sens profond d’injustice sociale : il existait, déjà, une forte attraction vers la représentation tragique ; parfois cynique et résignée, parfois rebelle et insoumise — et les deux tendances souvent coexistant dans les mêmes esprits (voir, Le journal du voleur, 1949, de Jean Genet, 1910 – 1986).

     Le risque de suicide, pour être précis — déjà un danger important pour tout jeune homme — était de tout temps plus redoutable chez les homosexuels. Or, avec l’arrivée du Sida, cette dynamique fut appréciablement augmentée ; et face à cette violence apparemment intransigeante du sort, une perception, romantique et tragique, s’est aigrement dégagée parmi plusieurs, à l’effet que seulement le choix des conditions, entourant sa mort inévitable, demeura la prérogative inaliénable de l’héros encerclé.  

     Naturellement, il en résulta de cette confluence de facteurs, politiques et personnels, un fort intérêt parmi l’ensemble de l’intelligentsia, qui releva avec enthousiasme la tâche de représenter, avec sympathie, la réalité de l’expérience et de la souffrance « gaie », particulièrement face à l’épidémie ; et à travers cette œuvre s’est produite une image médiatique, du rejet idéalisé de la vie imparfaite, qui atteignit un niveau à la fois nouveau, et en tout point unique.

     Dans ces circonstances, aussi, certaines personnes plus charismatiques, saisies d’un gout d’exhibitionnisme artistique ou politique, offrirent même leurs décès en spectacles de célébration engagée, réunissant dans certains cas, des centaines de personnes. (D’ailleurs, même le besoin ressentit par Sue Rodriguez, d’offrir son désir publiquement en spectacle judiciaire, pouvait se décrire utilement à la lumière de cette tendance.)  

     Inévitablement, aussi, Il en est née toute une littérature, et un cinéma, qui incluaient (en plus des vrais témoignages documentaires undergrounds) des films commerciaux, dont notamment « It’s My Party (C’est ma fête) » (1996), un compte-rendu romancé du décès, en 1992, de Harry Stein (feu partenaire du réalisateur, Randal Kleiser (1946 – ), qui examina plusieurs aspects de l’expérience homosexuelle à travers la question du décès volontaire.

     Une dimension du discours, en particulier, pouvait nous intéresser dans ce film, au sujet du lien nébuleux (où dirais-je, plutôt franchement factice) entre la médecine et le « droit de mourir », car à l’image du feu Sue Rodriguez, Harry Stein n’était pas présenté dans un état de dépérissement qui ait pu évoquer ni la « souffrance insoutenable » ni la mort imminente. Au contraire, le sens de la décision du protagoniste était de terminer sa vie avant d’être « rendu là ». Et puisque la perception de chaque individu soit subjectivement unique, face à la valeur de sa vie, il s’ensuit qu’aucune justification « médicale » ne soit requise, ni aucun jugement médical recevable (au cas où ce jugement soit contraire au désir suicidaire exprimé).

     Parmi d’autres films dans ce genre, apparus plus tard, il figura aussi « The Event (L’événement) » (Canada, 2003, Thom Fitzgerald 1968 – ), film qui considéra plus directement la responsabilité, et l’engagement, des tiers personnes, car il représenta les invités à la « fête » comme des participants rituels au geste. En particulier, à la fin du récit, quand il fut devenu apparent que le corps du jeune homme rejetait les médicaments ; qu’il les en revomit involontairement ; et que – bien qu’inconscient – il fut destiné à survivre … La mère du protagoniste prend à sa charge l’initiative d’étouffer son fils, pour ainsi garantir un aboutissement net et final. Nous voyions alors, dans ce film, une porte conceptuelle qui s’ouvrait vers une vision plus large de la mort « assistée » ; vision qui reflète, fidèlement, la progression aujourd’hui observée, du « suicide-assisté » vers l’euthanasie simple.

— L’importance de ce phénomène culturel pour le « droit de mourir »

     Dans ces circonstances extraordinaires, alors, de souffrance partagée et de fleuraison poétique, il s’est dégagée une unanimité quasi-parfaite au sein de la communauté homosexuelle, incluant aussi les amis, les parents, et éventuellement, presque toutes les personnes de penchant progressiste (et surtout parmi les classes instruites) à l’effet que les souffrants du Sida (et par extension tous les souffrants) dussent posséder un choix libre, du moment, et de la manière, de leur mort. En particulier, de nombreux médecins, infirmières et pharmaciens, affectivement alliés à la communauté homosexuelle, se sentaient fortement interpellés pour soutenir de tels désirs suicidaires, et leur participation créa rapidement un bassin souterrain de professionnels médicaux, nouvellement prêts (et capables), d’avancer cette vision.

     En somme, il serait, je soumets, impossible de surestimer l’effet de ce concours de circonstances qui réunissait la force intrinsèque (bien que peu appréciée à l’époque) de la communauté homosexuelle élargie (au niveau politique et culturel), avec une sympathie populaire des plus étendue, issue des témoignages à la souffrance engendrée par l’épidémie du Sida. De manière concrète, surtout, ces personnes garantissaient pendant plusieurs années (voir des décennies), que le suicide assisté ne fut pas une question uniquement théorique, mais bien une pratique réelle, partout évidente.

     Décidément, de par ces faits, l’idéologie « dure », de l’euthanasie et de la mort sur demande (tel qu’elle fut articulée précédemment par la Société d’euthanasie volontaire en Grande Bretagne), avait grandement mûri, et avancé, d’une façon difficilement imaginable dans d’autres circonstances ; au point, connu de nos jours, où cette tendance soit clairement dominante dans la place publique (et institutionnellement dans l’industrie médicale), bien que les préoccupations au sujet du Sida — grâce aux recherches dernièrement tant réussies – sont largement dépassées, maintenant, dans le discours.

— Encore une observation quantitative : le nombre, objectivement marginal, des morts par suicide, parmi les personnes atteintes du Sida

     Un thème récurrent dans ces pages concerne la discordance quantitative qui existe : entre la place énorme actuellement consentie à la mort volontaire au sein de notre culture médicale ; et la faible proportion de personnes éligibles qui la demande. Manifestement, il n’y a aucune correspondance réelle entre les deux. Et à ce chef, il paraitrait que les suicidaires du Sida n’en font pas exception.

  De l’année 1988, à 1995, le taux de suicide chez les souffrants du Sida fut de 13 fois plus élevé que le normal (chez les hommes) et diminua ensuite (après l’introduction des thérapies antirétrovirales) à 3 fois la norme. Nous nous en apercevons donc, d’un nombre de suicides très important, certes, parmi les séropositifs en général, et particulièrement, dans la période antérieure à 1996.  Notre intérêt, cependant, ne concerne pas les nombres absolus, ni même les déviations du taux normal, car cet intérêt se résume, uniquement, à savoir quelle proportion des personnes atteintes de Sida se sont montrées suicidaires, et quelle proportion, au contraire, choisit de persévérer.

Calculs faits, alors, nous constatons que même au cours des années noires, avant l’introduction des traitements antirétrovirales, c’est à dire au moment de la plus forte conflagration de l’épidémie, il n’y avait que 4 suicides annuellement, parmi 1000 personnes atteintes ; et encore bien moins (environ, 1 par millier) au cours des années 1996 et subséquentes.

Or, il deviendrait difficile, je soumets, devant ces évidences, de créditer la rationalité de ce vaste culte de mort volontaire, répandu mondialement parmi les classes progressistes et artistiques — au point de marginaliser toute dissidence — quand 996 sur 1000 personnes (directement concernées) n’y participèrent pas, dans les faits.

S’en dégage, également, un deuxième constat intéressant, soit : que le véritable apogée de la glorification de la mort volontaire, symbolisé par l’arrivée du film « C’est ma fête » (1996) s’est manifesté après l’introduction des thérapies antirétrovirales. Car pour répéter ce fait étonnant : dans la période entre 1996 et la sortie du film Canadien « L’évènement » (2003), cette mode tragi-romantique fut rejetée (dans chaque année) par pas moins de 999 sur 1000 (99.9 %) des patients séropositifs dont elle tirait, ostensiblement, ses origines et sa légitimité.

     Et c’est ainsi que la disparité monstrueuse qui soit évidente, entre la présentation narrative et la réalité vécue, me pousse à suggérer une explication toute autre.

— Une autre source, possible, de l’idéologie suicidaire

     Au lieu de créditer, sans critique, la thèse du souffrant qui demande la mort, la réalité serait beaucoup mieux servie, je crois, par une reconnaissance franche de l’origine de ce désir mortel, non chez les mourants, mais chez ceux qui les entourent.

     Quoi de plus naturel, en fait, que de vouloir s’en débarrasser de la souffrance d’autrui – personnellement et collectivement – en s’en débarrassant des souffrants ? Et quoi de plus rassurant, que de vouloir croire, que les exemples statistiquement atypiques (quoique toujours nombreux d’observation anecdotique) aient pu nous fournir une justification crédible, pour promouvoir cette vision de normalité dans la mort volontaire ; une normalité, pourtant, qui fut rejetée dans les circonstances décrites, par au-delà de 95% de ceux dont la volonté vitale se trouvait, ainsi, exposée aux questionnements grossiers !

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« L’événement » (2003)

Nous retrouvons, dans la publicité de ce film, les mêmes motifs festifs invoqués par le titre du film précédent « C’est ma fête » (1996). Pourtant, d’inspiration plus sombre, les scènes finales nous placent devant l’image d’une mère qui croit bien faire en étouffant son fils.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Au-delà du cadre médical : la mort assistée en phénomène de mode populaire)

— L’idée embryonnaire d’un système collectif de soins-santé : de nouveau face à l’opposition entre santé « personnel », et santé « publique »

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie – Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section II : Le régime de santé publique — Chapitre : La santé personnelle se transforme progressivement en charge publique : comment et pourquoi — L’idée embryonnaire d’un système collectif de soins-santé : de nouveau face à l’opposition entre santé « personnel », et santé « publique »)

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L’hôpital Royal Victoria, à Montréal, hôpital universitaire de l’Université McGill : lors de sa construction en 1893 (bas) ; circa 1990 (haut)

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     Forcément, l’idée s’est tranquillement installée dans l’esprit de plusieurs, qu’éventuellement, l’État seulement, cet ultime bailleur de fonds collectif, pouvait bâtir et entretenir les installations requises ; et seulement l’État, ce recours ultime des plus démunis, pouvait en assurer l’accès.

     Cependant, une telle proposition se portait en faux contre la distinction déjà notée : entre la santé personnelle et la santé publique. Et cette distinction (toujours de la plus grande importance aujourd’hui) s’est immédiatement manifestée dans les discussions naissantes autour d’un nouveau devoir collectif de soutien à la santé personnelle. Car au sens médical, « le personnel » et « le public » s’élèvent en opposition, à partir de deux larges tendances philosophiques : l’une promouvant la valeur intrinsèque de chaque vie humaine ; et l’autre prônant l’utilisation maximale (utilitaire) des ressources communes.

     D’une part, il y avait (et il y aura toujours) la force première du visage nu de la souffrance personnelle, et particulièrement la souffrance des enfants. Car comment, se demanda-t-on (dans cette époque où les sentiments de sympathie humanitaire s’étaient élevés au niveau d’un véritable culte de l’innocence, évoqué en réaction aux horreurs de la transformation moderne — et, plus précisément, aux deux récentes Guerres Mondiales) comment, encore, pouvait-on — se disaient ces sentimentalistes intraitables — mettre un prix relatif sur la vie humain ? Comment pouvait-on prétendre refuser des soins, aussi chers fussent-ils, au nom d’un quelconque mobile « supérieur » ?

     Mais d’autre part, il y avait une pensée plus rationnelle, plus utilitaire, prônée par des gens fiers de l’inflexibilité de leur « réalisme » ; des gens qui voulaient tout bêtement appliquer les rudiments de l’arithmétique à l’analyse des innovations sociétales ; des gens, en fait, dont le but théorique fut de produire un maximum de bienfaits, avec des ressources financières qu’ils constataient lucidement comme étant limitées : non par la seule générosité variable, mais fondamentalement, par des limites économiques objectives. Dans un mot : il s’agissait de gens qui comprenaient la nécessité de faire des choix.

     Et à ce chef, il est habituellement très facile de faire la démonstration que les dépenses collectives en infrastructure d’eau potable (pour ne reprendre que cet exemple) seront toujours plus profitables, au niveau de la santé collective, que l’exercice médicale clinique, qui ne cherche qu’à sauver des vies, une par une, et au prix unitaire astronomique.

     D’une certaine façon, donc, le choix semblait en être un qui opposa la logique à l’illogisme. Et cette perspective, au niveau étatique, se bénéficiait d’une certaine unanimité politique, en dépit, ironiquement, de la perception populaire d’une division apparente entre la Droite et la Gauche. Car si cette dernière se présenta en défenseuse de la santé des pauvres (en autant qu’il s’agissait d’articuler une politique d’opposition), l’expérience nous révèle que cette même Gauche retrouve rapidement son centre de gravité idéologique une fois portée au pouvoir ; que les adhérents de cette tendance, fidèles à leurs racines collectivistes, sont fortement préjugés en faveur des initiatives de la santé publique ; et dans la même mesure : qu’ils s’abstiennent, aussi, de réclamer (et critique même parfois ouvertement) un financement trop généreux des soins curatifs.

     Aussi, selon la propagande d’usage, nous nous attendrions, peut-être, à ce que les bien nantis, mus par une pensée individualiste, conservatrice et élitiste, nés de la rencontre des privilèges d’un ancien régime aristocratique avec le nouveau virus, impitoyable, du darwinisme social, se soient objectés d’emblée, à toute aide spécifique aux pauvres. Mais là encore … grâce à la diffusion des nouvelles découvertes, ces personnes étaient devenues conscientes qu’elles faisaient elles-mêmes partie de la population générale, au même titre que les pauvres, et qu’elles étaient donc sujets, à part égale, aux ravages des contagions qui pouvaient se propager parmi ces derniers.  Et pour ces seules raisons d’intérêt objectif (dans l’absence peu probable d’un manque total de sentiments humanitaires), nous pouvions comprendre que celles-là, aussi, aient reconnu la nécessité d’initiatives scientifiques de prévention, d’éducation populaire, et d’infrastructure.

     Alors parmi les gens rationnels, des deux côtés de la division révolutionnaire moderne, nous pouvions remarquer une volonté commune d’adresser la question santé surtout dans son aspect collectif. Nous pouvions même nous avancer pour dire que certains intérêts sont des intérêts propres à l’État, quel que soit la dérivation de celui-ci, et que ces intérêts ne penchent ni à droite, ni à gauche.

     L’intérêt de l’individu humain, par contre, est tout autre, et sa défense se relève d’une source qui le soit, également.

— L’affirmation irrépressible de l’intérêt propre

     Décidemment, le talon d’Achille, des promoteurs de la planification rationnelle de l’usage collective des ressources, se trouve dans la nature humaine inexpugnable. Et cette nature s’exprime, d’ailleurs, de manière percutante et presqu’infailliblement, dans les réactions involontaires de ces augustes personnages « réalistes », au moment précis que l’impératif du sort les frappe personnellement.

     Tel fut, par exemple le cas du feu Premier Ministre du Québec, Jacques Parizeau (1930 – 2015), fier défenseur du régime de santé étatique, et qui opposait, vigoureusement, toute possibilité de légaliser l’expansion de la médicine privée dans sa Province. Il condamna, ainsi, sans réserve, et sans appelle, « l’injustice » de postuler la création d’un system « à deux vitesses » qui ait permis, aux biens nantis, la satisfaction prioritaire de leurs besoins (moyennant des paiements supplémentaires). Or, au moment que sa femme — à lui — (Alice Parizeau, née Alicja Poznańska, 1927 – 1990) montrait les symptômes du cancer, ce puriste idéologique ne ressentit plus qu’un simple reflex humain : de chercher, pour elle, les meilleurs soins possibles.

     Loin de lui, à ce moment, furent les notions de « justice » et « d’égalité » qui avait motivé toute sa carrière active. Et en dépit de la lumière ridicule et hypocrite à laquelle un tel comportement ait pu l’exposer, M. Parizeau n’hésita pas à envoyer Madame — son épouse — en consultation privée à l’étranger (États Unis), là où les possibilités cliniques furent réputées sensiblement plus grandes qu’au sein de notre système publique. Personne, d’ailleurs ne fut surprise. Et chose apparemment plus étrange : personne ne lui rapprocha son geste. Car de jugement universel, ce fut admis — parmi amis et adversaires — que (possédant les moyens nécessaires) n’importe qui en aurait fait autant. Et chose tant inusitée à l’égard des chroniques à teneur politique, cette anecdote potentiellement gênante se trouve presqu’entièrement occultée du souvenir collectif, encore une fois, grâce à la sympathie universelle, excitée parmi les personnes de toute allégeance, devant une telle impulsion attendrissante d’amour protectrice.

     Force est de constater, alors, que la soudaine exigence populaire de la guérison, et de la vie prolongée, n’avait pas ses racines dans la pensée rationnelle (dominée par les calculs comptables) ni dans la sagesse mystique (qui, au contraire, se congratulait sur un accommodement serein avec la mortalité humaine). Elle se fonda, plutôt, dans quelque chose de plus primaire ; dans quelque chose qui rappelait, à la fois, les emportements du délire Égyptien, et la détermination inébranlable des apothicaires/alchimistes du début de l’Age Scientifique — un espoir renouvelé chez certains savants qu’il eût été devenu empiriquement possible, enfin, de satisfaire cette quête, d’immortalité éternellement bafouée. Mais plus simplement encore : elle se fonda sur l’instinct impératif de chaque personne, à vivre … quelles que soient les conditions ; quel que soit le prix exigé.

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L’Hôpital Notre-Dame tel que construit en 1880 (bas gauche) et tel que rebâti à son emplacement final en 1924 (haut).

Malgré ses liens étroits avec l’église Catholique, L’Hôpital Notre-Dame fut, dès ses débuts, une institution séculaire gérée, par des médecins. Notre-Dame fut associé d’abord à l’Université de Laval à Montréal, et à l’Université de Montréal, 1920, suite à la création de celle-ci.

En bas à droite : Le fondateur de L’Hôpital Notre-Dame, le docteur Emmanuel-Persillier Lachapelle (1845 – 1918), secrétaire de l’Université Laval à Montréal, Président de la Société Jean-Baptiste (Montréal) et Chevalier de la Légion d’honneur (France)

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— Une pression qui chercha, d’abord, sa satisfaction dans des ajustements organiques, issues des mécanismes existants

     Peu à peu, cette arrivée massive de nouveaux clients avait largement rempli, et alors débordé, de la capacité des institutions actuelles. Mais beaucoup se faisait, toujours (d’après le paradigme philanthrope et charitable), pour pallier à cette déficience. Les congrégations religieuses diverses (notamment l’Église Catholique) et surtout les Universités, avec leurs réseaux étendus de donateurs, élargissaient les installations existantes et en construisirent allégrement de nouvelles, de sorte que tous les hôpitaux majeurs du pays, (et un très grand nombre de plus petit taille), tracent leurs origines effectives de cette période.

     Pourtant, en construire des hôpitaux ne faisait que solutionner le côté « immobilisation capitale » de cette équation. Les « couts d’opération » restaient toujours récalcitrants. En parallèle, alors, avec la construction charitable des hôpitaux, il s’est produit une révolution toute aussi profonde dans la façon que les soins médicaux furent financés, issue celle-ci, de l’économie privée. Car il serait devenu évident qu’une personne de moyens modestes ne pouvait jamais payer les soins dont il risquait, lui et sa famille, d’avoir subitement besoin ; que les possibilités financières d’une personne seule, ou d’un petit groupe d’individus agissant ensemble, étaient franchement dépassées ; que même des individus jusqu’alors confortables se trouvèrent fréquemment ruinés par les frais d’une crise ponctuelle, ou d’une maladie prolongée.

     Il s’ensuivit naturellement, alors, que les solutions couramment disponibles, déjà, pour gérer d’autres risques financiers catastrophiques (tel le décès du pourvoyeur des besoins d’une famille, ou encore la perte, par feu, du domicile de celle-ci) aient été appliquées à cette problématique ; et le résultat en était l’éclosion d’une nouvelle industrie d’assurances médicales privées, pour payer, surtout et au besoin : les honoraires des médecins, et les frais d’hospitalisation.

     Malheureusement, cependant, même parmi la classe aisée il existait grand nombre de personnes — soient insuffisamment disciplinées, soit insuffisamment prévoyantes — qui garantissaient un échec reçurent et dramatique dans le seul mécanisme des assurances privées. Mais, surtout, et au-delà de cette nouvelle dynamique chez le monde confortable, il resta toujours l’absence criante d’un filet de dernier secours qui ait pu combler les besoins des plus démunis.

     Or, la possibilité pour les instituts universitaires, pour les refuges religieux, et pour les cabinets de médecins privés, à absorber cette clientèle, à perte, de par le seul sentiment charitable du devoir humain, était, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, définitivement dépassée. Il m’a même était affirmé, par des praticiens de l’époque, que la part charitable, typique, du chiffre d’affaires d’un médecin en pratique privée s’élevait à pas moins de trente pour cent du total (dans les années immédiatement précédant l’introduction du régime public) — et parfois plus encore ! Aussi, rappelons-nous que ces pourcentages ne représentent que les pertes résiduelles subies après la satisfaction des ententes (souvent ruineuses), imposées sur ceux qui aient pu être jugés « aptes » à payer leurs soins. Autant, donc, que ces chiffres fussent devenus insoutenables — et pour les clients et pour le professionnels — autant semblait-il que la nécessité, de rationaliser et de partager ces coûts, s’imposait.

     Et ce fut ainsi que le Canada (par voie d’ententes provinciales) soit entré progressivement dans un régime universel de partage des frais de soins-santé (frais d’hôpital 1958, honoraires de médecin, 1962) qui s’est stabilisé dans sa forme actuelle (sauf ajustement ponctuel) à la fin des années soixante.

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Jacques Parizeau, premier ministre du Québec (1994 – 1996).

Quoique fédéraliste d’abord (et membre du Parti Liberal), M. Parizeau se convertit au souverainisme (1967). Élu en 1976, il se retire de la députation du Parti Québécois (1984), le jugeant trop timide. Il y revient en chef (1988), se fait réélire de nouveau, et devient chef de l’opposition (1989). En tant que premier ministre, Jacques Parizeau perd (de justice) le deuxième referendum sur la souveraineté du Québec (octobre 1995) et se fait remplacé, en conséquence, comme chef du parti (et du gouvernement) en janvier, 1996.

Journaliste, écrivaine, et criminologue, Alice Parizeau, née Alicja Poznańska, reçut le Prix littéraire européen, L’ordre du Canada (grade: officier) et la Croix de guerre de Pologne pour son “courage face à l’ennemi”.

Jeune adolescente, Alicja Poznańska agissait comme agente de liaison auprès de L’Armia Krajowa (« Armée de l’intérieur » polonaise). Prisonnière de guerre à la suite de l’Insurrection de Varsovie (aout – octobre, 1944), elle survit son incarcération dans le camp de concentration allemand de Bergen-Belsen et retrouva la liberté (avril 1945) à l’âge de 17 ans.

Elle fut, aussi, la première femme du premier ministre Jacques Parizeau.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section II : Le régime de santé public — Chapitre : Les difficultés budgétaires du régime public)

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Chapitre : La crise effective des médecins : Voulez-vous entrez dans mon Salon, Madame (dit l’Araignée à la Mouche) ?

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins — Chapitre : La crise effective des médecins : Voulez-vous entrez dans mon Salon, Madame (dit l’Araignée à la Mouche) ?)

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Mary Howitt (1799 – 1888), auteur et traductrice prolifique, avec plus de 100 livres à son nom, aux sujets des plus variées, dont « L’araignée et la mouche »

Comme la petite mouche dans ce poème enfantin célèbre, les corporations professionnelles des médecins canadiens avaient plusieurs fois résisté à la pression populaire, en refusant de cautionner le suicide assisté. Fatalement, par contre, et tout comme l’héroïne tragique du conte, elles se rendirent, à la fin, sous l’influence de flatteries et de promesses vides de substance.

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     Ne peut point faire d’omelette (diraient certains) celui qui ait peur de casser des œufs ! Décidemment, toute révolution en ferait des bouleversés ; et ainsi fut-il de la profession médicale, au Canada, face à la légalisation (et à la normalisation subséquente) de l’euthanasie.

     Soit.

     Pour conclure cette analyse, de l’euthanasie en relation avec la pratique médicale, la suite consistera dans un portrait, qui se voudrait juste et sans exagération de la situation peu enviable où se trouvent nos professionnels médicaux, aujourd’hui, suite à l’imposition de ces innovations radicales.

— Le rôle et caractère essentiel du médecin

     En tout temps, le médecin est l’ultime responsable. Il incarne notre dernier espoir : pour sauver nos enfants ; pour sauver nos parents ; pour mater l’épidémie potentielle ou déclarée ; pour restaurer nos facultés ; pour préserver la femme accouchant ; pour accueillir le bébé naissant ; pour calmer nos douleurs ; pour réparer nos membres ; et pour nous soustraire personnellement — de façon routinière, ou in extremis — à la mortalité omniprésente.

     Que le miracle soit occulte ou scientifique ; que le médecin soit scientifique ou sorcier ; que le patient soit rustre ou sophistiqué : l’urgence dépasse l’entendement ; l’espoir dépasse le rationnel ; les attentes dépassent les capacités humaines ; le personnage ainsi créé reste essentiellement surnaturel. 

     Et ce personnage n’est pas uniquement cérémonial ou mythique. Dans les circonstances extrêmes (pourtant prévisibles et statistiquement inévitables), le médecin accepte, véritablement, de se mesurer contre les épreuves et contre les risques qui débordent du possible humain, quitte à en payer le prix dans sa propre personne. Dans la guerre, dans l’épidémie, dans la catastrophe d’agence naturelle ou humaine, quand la normalité bascule et les « innocentes » s’éloignent, les corps médicaux acceptent de s’approcher de l’épicentre du danger ; ils acceptent de travailler dans des lieux instables et insécures ; ils acceptent d’entreprendre des interventions complexes avec les moyens de fortune ; ils acceptent de s’exposer aux contagions inconnues et inconnaissables ; ils acceptent de servir sans repos ni répit pendant des durées indéterminées ; ils acceptent, au besoin, de sacrifier leurs vies dans l’accomplissement de ce devoir, aussi impossible qu’il puisse devenir. Que celui qui en doute consulte les chroniques de l’histoire !

     En temps normal, et absent tout souci personnel, le médecin doit côtoyer — capricieusement, et à tout moment–  les extrêmes de l’émotivité humaine : le deuil ; la joie ; l’incertitude qui ronge la moelle ; les crises qui ne se trouvent que rarement parsemées à travers la vie typique ; les épreuves perdurant auxquelles la majorité des gens auront le bonheur de s’échapper ; les atrocités particulières dont cette majorité serait statistiquement exclue. Il entretien, aussi, une relation étroite avec les fonctions biologiques humaines, avec les fluides, les excrétions, et les transformations de la chair, dont l’individu type – en fait l’espèce entière — évite agressivement la proximité grâce aux reflexes involontaires.

     Le médecin habite cet espace inusité, tant moral que matériel, comme un habitué parmi les néophytes. Il fournit une référence de normalité pour les personnes perdues ; de comportement raisonnable pour les gens dépassés. Quand il quitte son lieu de travail, ses proches — amis, famille, parents —  sont autant séparés de lui, par ce gouffre d’expérience, que le sont les familles de ses patients. Comme un soldat parmi les civils, le médecin type est préoccupé en permanence par des réalités dont la population générale en fait une vertu d’ignorer ; de refuser la discussion ; de censurer même celui qui ait l’indélicatesse d’en faire mention.  

     Par tradition, pour affronter ces réalités, les médecins auraient développé une éthique farouche, personnelle et professionnelle. Le parcours de qualification se base sur un marathon de scolarisation compétitive qui exclue la frivolité de la jeunesse typique ; qui combine les exigences intellectuelles propres aux maitres de la loi corporative, avec les demandes morales du premier répondant ; qui impose des éléments sciemment calculés pour tester la résistance du candidat, tant physique, que psychologique.

    Il en résulte une série d’habitudes bénéfiques pour la collectivité dans l’immédiat, mais plutôt néfastes pour l’individu à la longue ; des habitudes adoptées partiellement à son insu et partiellement gagnées à l’effort volontaire. Ce sont des habitudes professionnelles, implicites dans la formation et caractéristiques dans l’exercice : l’habitude de vivre la stresse ; l’habitude de l’isolement ; l’habitude de minimiser ; l’habitude de nier ; l’habitude de dissimuler ; l’habitude de la responsabilité solitaire. Voilà l’éthique sévère, propre aux médecins, encore de nos jours, exigée par l’expérience du passé et par les certitudes du futur.

     (Aussi, ce bref récit omet d’aborder, dans les contraints de l’espace, la question brulante des effets ressentis de la bureaucratisation de l’industrie médicale : la déclaration de la « santé » en droit humain ; l’impossibilité économique d’honorer intégralement un tel principe ; la réalité du rationnement des ressources publiques ; l’imposition aux médecins de cette tâche ingrate ; les séquelles morales d’un certitude intime d’avoir failli à l’intention de certains patients, grâces aux limites du système)

— Le prix personnel qui soit exigé dans l’accomplissement normal de cette mission, et l’impératif correspondant de prudence, qui eut dû accompagner toute nouvelle utilisation de cette ressource humaine essentielle

    Peut-on douter, alors, de la fragilité des corps médicaux ? Peut-on prétendre que les mises-en-garde au sujet de l’utilisation de la main-d’œuvre médicale soient alarmiste ou que les plaidoyers en faveur de la prudence et de la sensibilité soient exagérés ? Je crois qu’une seule donnée empirique suffira à chasser toute illusion semblable :

     Tristement (mais non de manière surprenante) il se trouve que les taux de suicide chez les médecins (aux États-Unis, et dans d’autres pays similaires au Canada) sont de 70% plus élevés que ceux de la population générale (parmi les hommes-médecins) ; et de 2.5 à 4 fois plus élevés chez les femmes.

     Nul doute alors, que de façon ordinaire et quotidienne, la morale médicale, individuelle et collective, se trouve réellement sur le bord de l’effondrement ; elle se trouve littéralement, en tout temps, prêt à recevoir la goutte proverbiale qui ferait déborder le vase. En réalité, donc (comme il se trouve tant souvent dans la description simple des affaires humaines) : le danger ne réside pas dans une possibilité quelconque d’exagération ; elle réside, plutôt dans l’incapacité pour l’écrivain à trouver des mots suffisamment forts pour communiquer adéquatement la réalité.

     Dans ces circonstances, la conclusion pratique s’impose, sans aucun doute : que la plus fine discrétion soit indispensable dans toute décision qui puisse impacter le déploiement de cette main-d’œuvre précieuse. Mais est-ce dans cet esprit que nos dirigeants eussent abordé le dossier du suicide assisté et de l’euthanasie ? Je demanderais au lecteur d’en juger.

The Spider and the fly

“Will you walk into my parlor?” said the spider to the fly;
“’Tis the prettiest little parlor that ever you did spy.
The way into my parlor is up a winding stair,
And I have many pretty things to show when you are there.”

“O no, no,” said the little fly, “to ask me is in vain,
For who goes up your winding stair can ne’er come down again.”

                   -Mary Howitt

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins — Chapitre : La crise effective des médecins : Voulez-vous entrez dans mon Salon, Madame (dit l’Araignée à la Mouche) ? — L’instrumentalisation malavisée de la profession médicale)

— La plainte d’un débauché accidentel (Alfred Musset, suite)

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : La démocratisation du vice au dix-neuvième siècle, un regard littéraire : Musset ; Flaubert ; Hugo — La plainte d’un débauché accidentel (Alfred Musset, suite))

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« Moulin de la Galette » (1889) Henri de Toulouse-Lautrec (1864 – 1901)

Dans le faubourg Montmartre sur la périphérie de Paris (localité où se fabriquait traditionnellement des vins), s’élève une nouvelle économie de plaisir : sur fond d’une pauvreté endémique, ainsi que la prospérité soudaine d’une urbanisation industrielle accélérée, et le patronage d’une bourgeoisie entrainée par la démocratisation des vices aristocratiques.

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     Devant l’industrialisation et la démocratisation du « plaisir » au cours du dix-neuvième siècle, ce qui frappe surtout dans la description de Musset (qui devina lui-même à peine les contours éventuels du phénomène qu’il désirait décrire) c’est la dévolution progressive du plaisir en vice endurci ; une désagrègement de l’innocence et du romantisme de l’amour (cet éclat merveilleux et singulier de la vie) qui se voyait transformé, par l’acharnement consommateur, dans une quête d’assouvissement charnel qui ne trouve jamais satisfaction ; une perte aussi, de ces brins de vérité qui s’offrent, avec tant de magie dans un premier moment d’ivresse inusitée, mais qui se perdent à jamais dans l’abrutissement quotidien d’une stupéfaction répétée. Ce qu’il décrit, enfin, c’est la perte de l’humain, dans l’expérience, dans le rapport, et dans le geste.

« En même temps que la vie au dehors était si pâle et si mesquine, la vie intérieure de la société prenait un aspect sombre et silencieux ; l’hypocrisie la plus sévère régnait dans les mœurs ; les idées anglaises se joignant à la dévotion, la gaieté même avait disparu. Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà ses voies nouvelles ; peut-être était-ce l’ange avant-coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le cœur des femmes les germes de l’indépendance humaine, que quelque jour elles réclameront. Mais il est certain que tout d’un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris, les hommes passèrent d’un côté et les femmes de l’autre ; et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux. »

     Or, nous nous accordons presque tous aujourd’hui pour nommer le rapprochement confortable des deux sexes — dans les droits, dans les fonctions, et dans les fréquentations – comme étant l’un des signatures principales de notre évolution sociétale en devenir.

     À l’époque décrite, la montée récente de la bourgeoisie commerciale s’était accompagnée d’un modèle de partenariat naturel, entre époux, dans l’opération des petites entreprises familiales (semblables au partenariat familial chez les petits propriétaires agricoles). Et ce modèle avait favorisé l’éclosion d’une espace sociale, au sein de la classe moyenne émergeante, qui devint normalement, et non plus exceptionnellement, mixte, et respectueuse des sensibilités féminines.

     L’industrialisation du vice, par contre, dans son instrumentalisation de la femme au service des appétits masculins, tendait vers la réinstauration de l’ancienne société indécente de l’aristocratie, de la cour, du camp et du caserne. Il s’ensuivit, donc, que la prolifération industrielle de l’ethos libertin (assortie d’une hypersexualisation des interactions sociales) se jouait en faux à l’égard d’une « normalisation » tant estimable des relations entre les membres des sexes opposés.

     Or, propulsées toutes les deux par des forces sociales de première envergure, ces tendances se sont établies dans une opposition permanente (qui se reflète constamment dans la structure des rapports, publics et personnels), dont la résolution se poursuit encore de nos jours, sans pour autant aboutir à des résultats pleinement satisfaisants.

     À l’époque de notre analyse, par exemple, le résultat constaté par Musset en fut un de séparation radicale, entre une société dite « bien » (qui ne fut autre que la célèbre société « mixte » de la nouvelle bourgeoisie) et une autre société dite « mauvaise », qui offrait maintenant, aux consommateurs, l’assouvissement des anciens privilèges de la force brute, reconfiguré (à l’intérieur de l’économie moderne) en échanges mercantiles.

« La danse publique » 1880 (détail), de Jean Béraud (1849 – 1935).

Dans un lieu « convenable », loin des scènes de débauche documentées par Musset et Lautrec, le regard d’une jeune fille « bien » (et correctement accompagnée pour l’occasion) suit le passage d’une « Madame » qui le soit (très possiblement) beaucoup moins. Il s’en dégage, ainsi, une allégorie qui nous enseigne sur l’empiétement constant du monde interlope sur la domesticité idéalisée de la bourgeoisie parisienne au cours de la « Belle époque ».

Quant aux figures masculines en premier plan : il semblerait, là aussi, planer une suggestion du peintre qu’au moins l’un de parmi eux, ait pu se trouver tout aussi naturellement attablé rue de Moulins.

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     D’une part. alors, se trouvaient des familles dites « biens » (et non toujours de manière financière) qui ne s’associaient qu’avec des gens qui leurs eussent été correctement « présentés » ; qui tentaient de se protéger mutuellement, ainsi, d’associations potentiellement destructrices pour leurs fortunes et pour leurs mœurs ; et qui exerçaient suffisamment d’influence pour imposer une « hypocrisie » comportementale quasi-universelle parmi la bourgeoisie française (et qui se poussait en Angleterre, même, jusqu’au point d’exclure tout description positive de mœurs non-conformes, en censurant la publication des livres qui pouvaient tomber entre les mains de leurs enfants).

     D’autre part, cependant, se trouvait une société libertine peuplée (outre les employés et les esclaves de circonstance) surtout de personnes de sexe masculin, parmi lesquelles se trouvaient aussi, des femmes possédant suffisamment de pouvoir personnel pour y apparaître à la manière aristocratique.

     Ce qui démarqua cette société de son modèle de l’ancien régime, cependant, fut l’abaissement industriel du prix d’entrée aux débauches, ce qui attirait maintenant, grand nombre de jeunes hommes « biens » de la bourgeoisie, et créa, ainsi, une confusion des clientèles, et des sensibilités, telles que décrites par Musset dans la suite :

« Les débauchés, plus que tous les autres, sont exposés à cette fureur, et la raison en est toute simple. En comparant la vie ordinaire à une surface plane et transparente, les débauchés, dans les courants rapides, à tout moment touchent le fond. Au sortir d’un bal, par exemple, ils s’en vont dans un mauvais lieu. Après avoir serré dans la valse la main pudique d’une vierge, et peut-être l’avoir fait trembler, ils partent, ils courent, jettent leur manteau et s’attablent en se frottant les mains. La dernière phrase qu’ils viennent d’adresser à une belle et honnête femme est encore sur leurs lèvres ; ils la répètent en éclatant de rire. Que dis-je ? ne soulèvent-ils pas pour quelques pièces d’argent ce vêtement qui fait la chasteté, la robe, ce voile plein de mystère, qui semble respecter lui-même l’être qu’il embellit, et l’entoure sans le toucher ? »

      Et c’est ainsi, que Musset conçoit (d’une compréhension teinte d’un maturité et d’une perspective historique qui nous semble incomparable à son âge) la transformation d’un monde sociétal : où la sensualité et l’amour illicite, présents partout et toujours dans une forme sincère, romantique, et fondamentalement innocente (et où le premier amour reste et demeure unique à la souvenir d’une vie), se fussent transformés dans des transactions impersonnelles, continuellement recommencées (et amoindries à chaque répétition), non pour un seul individu malheureux, mais tragiquement, pour une grande partie de sa génération.

     Et voilà alors, que notre auteur dépeigne une jeunesse ou chaque homme « bien » trouvait trop facilement l’aliénation affective en s’imaginant un « roué » à l’ancienne mode ; et où chaque jeune femme, de la classe populaire, en faisait de même en s’imaginant une Comtesse de Du Barry (1743 – 1793), ou encore une Mme de Maintenon (1635 – 1719) (ces aventurières habiles, devenues pour l’une la maîtresse, et pour l’autre l’épouse secrète des rois de France) ; mais où, malheureusement — filles et garçons — ne servaient, en fait, que les uns de clients, et les autres de matières premières, consommés tous les deux à l’avantage de la monétisation industrielle du plaisir.

« Les mœurs des étudiants et des artistes, ces mœurs si libres, si belles, si pleines de jeunesse, se ressentirent du changement universel. Les hommes, en se séparant des femmes, avaient chuchoté un mot qui blesse à mort : le mépris ; ils s’étaient jetés dans le vin et dans les courtisanes. Les étudiants et les artistes s’y jetèrent aussi ; l’amour était traité comme la gloire et la religion ; c’était une illusion ancienne. On allait donc aux mauvais lieux ; la grisette, cette classe si rêveuse, si romanesque, et d’un amour si tendre et si doux, se vit abandonnée aux comptoirs des boutiques. Elle était pauvre, et on ne l’aimait plus ; elle voulut avoir des robes et des chapeaux : elle se vendit. Ô misère ! le jeune homme qui aurait dû l’aimer, qu’elle aurait aimé elle-même, celui qui la conduisait autrefois aux bois de Verrières et de Romainville, aux danses sur le gazon, aux soupers sous l’ombrage ; celui qui venait causer le soir sous la lampe, au fond de la boutique, durant les longues veillées d’hiver ; celui qui partageait avec elle son morceau de pain trempé de la sueur de son front, et son amour sublime et pauvre ; celui-là, ce même homme, après l’avoir délaissée, la retrouvait quelque soir d’orgie au fond du lupanar, pâle et plombée, à jamais perdue, avec la faim sur les lèvres et la prostitution dans le cœur. »

« Rue des Moulins » T.Lautrec (1894)

Un rappel sans embellissement des assises économiques du phénomène Montmartre

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Mais encore là, au milieu de son désarroi, il lui restait toujours une perspective historique ; un espoir ; une confiance pour le futur ; une possibilité de rédemption collective dans la recognition du sacrifice de sa génération. Et c’est ainsi que nous remarquons, toujours, un usage respectueux et sans ironie du mot « patrie » ; et un « d » majuscule, révérencieux, sur le mot « Dieu » :

« Ô peuples des siècles futurs ! lorsque, par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie ; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre mère féconde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aimé ; lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bluets et des marguerites au milieu des blés jaunissants ; ô hommes libres ! quand alors vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus ; dites-vous que nous avons acheté bien cher le repos dont vous jouirez ; plaignez-nous plus que tous vos pères ! car nous avons beaucoup des maux qui les rendaient dignes de plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait. »

     Malheureusement, pourtant, il n’en serait rien. Oui, Musset avait raison ; il avait bel et bien identifié une nouvelle calamité sociale d’aliénation personnelle et collective jusqu’alors sans équivalent. Et ce fut une calamité, aussi, à laquelle le mouvement de Tempérance s’adresserait bientôt, avec un certain succès, en essayant d’enlever le carburant excessif qui transformait (dans le creuset de l’économie industrielle) la joie innocente et personnelle des plaisirs interdits, dans la tristesse amère d’un vice deshumanisant.

     Mais pour la recognition des sacrifices subis, si cruellement et si fortuitement, par les débauchés accidentels de cette génération, il n’y en aurait que très peu ; car les générations suivantes n’avaient ni le loisir, ni la sécurité émotive nécessaire pour plaindre qui que ce soit.  Elles étaient trop occupées dans l’occurrence (en plus des autres désastres spécifiques à venir), avec la généralisation de cette expérience aliénante — aristocratique et bourgeoise — à travers toute la classe populaire, et éventuellement à tous.

     Plutôt que de plaindre Musset, alors, les générations subséquentes s’emparaient de son exemple — de son analyse et de son vocabulaire — pour s’en plaindre d’elles-mêmes.

« La gueule de bois » (1888) est un portrait (Toulouse-Lautrec) de Suzanne Valadon (pseudonyme de Marie-Clémentine Valadon, 1865 – 1938). Fille naturelle d’une blanchisseuse, acrobate, habituée des bars de Montmartre, modèle de plusieurs peintres, et peintre à son tour, Suzanne Valadon devint la première femme admise à la Société nationale des beaux-arts (1894).

Suzanne et ses contemporains fournissaient le modèle toujours émulé par plusieurs générations subséquentes de jeunesse artistique, éprises de cet idéal hédoniste et désabusé. Pour elle cependant, la vie se présenta ainsi en condition donnée, tandis que pour les enfants bourgeois des générations suivantes (et surtout pour celles de l’après-guerre) il s’agissait d’une affectation, et d’un choix volontaire.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : La démocratisation du vice au dix-neuvième siècle, un regard littéraire : Musset ; Flaubert ; Hugo — Gustave Flaubert : Réaliste, et Pessimiste moqueur)