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- La plainte d’un débauché accidentel (Alfred Musset, suite) - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

— La plainte d’un débauché accidentel (Alfred Musset, suite)

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : La démocratisation du vice au dix-neuvième siècle, un regard littéraire : Musset ; Flaubert ; Hugo — La plainte d’un débauché accidentel (Alfred Musset, suite))

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« Moulin de la Galette » (1889) Henri de Toulouse-Lautrec (1864 – 1901)

Dans le faubourg Montmartre sur la périphérie de Paris (localité où se fabriquait traditionnellement des vins), s’élève une nouvelle économie de plaisir : sur fond d’une pauvreté endémique, ainsi que la prospérité soudaine d’une urbanisation industrielle accélérée, et le patronage d’une bourgeoisie entrainée par la démocratisation des vices aristocratiques.

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     Devant l’industrialisation et la démocratisation du « plaisir » au cours du dix-neuvième siècle, ce qui frappe surtout dans la description de Musset (qui devina lui-même à peine les contours éventuels du phénomène qu’il désirait décrire) c’est la dévolution progressive du plaisir en vice endurci ; une désagrègement de l’innocence et du romantisme de l’amour (cet éclat merveilleux et singulier de la vie) qui se voyait transformé, par l’acharnement consommateur, dans une quête d’assouvissement charnel qui ne trouve jamais satisfaction ; une perte aussi, de ces brins de vérité qui s’offrent, avec tant de magie dans un premier moment d’ivresse inusitée, mais qui se perdent à jamais dans l’abrutissement quotidien d’une stupéfaction répétée. Ce qu’il décrit, enfin, c’est la perte de l’humain, dans l’expérience, dans le rapport, et dans le geste.

« En même temps que la vie au dehors était si pâle et si mesquine, la vie intérieure de la société prenait un aspect sombre et silencieux ; l’hypocrisie la plus sévère régnait dans les mœurs ; les idées anglaises se joignant à la dévotion, la gaieté même avait disparu. Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà ses voies nouvelles ; peut-être était-ce l’ange avant-coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le cœur des femmes les germes de l’indépendance humaine, que quelque jour elles réclameront. Mais il est certain que tout d’un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris, les hommes passèrent d’un côté et les femmes de l’autre ; et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux. »

     Or, nous nous accordons presque tous aujourd’hui pour nommer le rapprochement confortable des deux sexes — dans les droits, dans les fonctions, et dans les fréquentations – comme étant l’un des signatures principales de notre évolution sociétale en devenir.

     À l’époque décrite, la montée récente de la bourgeoisie commerciale s’était accompagnée d’un modèle de partenariat naturel, entre époux, dans l’opération des petites entreprises familiales (semblables au partenariat familial chez les petits propriétaires agricoles). Et ce modèle avait favorisé l’éclosion d’une espace sociale, au sein de la classe moyenne émergeante, qui devint normalement, et non plus exceptionnellement, mixte, et respectueuse des sensibilités féminines.

     L’industrialisation du vice, par contre, dans son instrumentalisation de la femme au service des appétits masculins, tendait vers la réinstauration de l’ancienne société indécente de l’aristocratie, de la cour, du camp et du caserne. Il s’ensuivit, donc, que la prolifération industrielle de l’ethos libertin (assortie d’une hypersexualisation des interactions sociales) se jouait en faux à l’égard d’une « normalisation » tant estimable des relations entre les membres des sexes opposés.

     Or, propulsées toutes les deux par des forces sociales de première envergure, ces tendances se sont établies dans une opposition permanente (qui se reflète constamment dans la structure des rapports, publics et personnels), dont la résolution se poursuit encore de nos jours, sans pour autant aboutir à des résultats pleinement satisfaisants.

     À l’époque de notre analyse, par exemple, le résultat constaté par Musset en fut un de séparation radicale, entre une société dite « bien » (qui ne fut autre que la célèbre société « mixte » de la nouvelle bourgeoisie) et une autre société dite « mauvaise », qui offrait maintenant, aux consommateurs, l’assouvissement des anciens privilèges de la force brute, reconfiguré (à l’intérieur de l’économie moderne) en échanges mercantiles.

« La danse publique » 1880 (détail), de Jean Béraud (1849 – 1935).

Dans un lieu « convenable », loin des scènes de débauche documentées par Musset et Lautrec, le regard d’une jeune fille « bien » (et correctement accompagnée pour l’occasion) suit le passage d’une « Madame » qui le soit (très possiblement) beaucoup moins. Il s’en dégage, ainsi, une allégorie qui nous enseigne sur l’empiétement constant du monde interlope sur la domesticité idéalisée de la bourgeoisie parisienne au cours de la « Belle époque ».

Quant aux figures masculines en premier plan : il semblerait, là aussi, planer une suggestion du peintre qu’au moins l’un de parmi eux, ait pu se trouver tout aussi naturellement attablé rue de Moulins.

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     D’une part. alors, se trouvaient des familles dites « biens » (et non toujours de manière financière) qui ne s’associaient qu’avec des gens qui leurs eussent été correctement « présentés » ; qui tentaient de se protéger mutuellement, ainsi, d’associations potentiellement destructrices pour leurs fortunes et pour leurs mœurs ; et qui exerçaient suffisamment d’influence pour imposer une « hypocrisie » comportementale quasi-universelle parmi la bourgeoisie française (et qui se poussait en Angleterre, même, jusqu’au point d’exclure tout description positive de mœurs non-conformes, en censurant la publication des livres qui pouvaient tomber entre les mains de leurs enfants).

     D’autre part, cependant, se trouvait une société libertine peuplée (outre les employés et les esclaves de circonstance) surtout de personnes de sexe masculin, parmi lesquelles se trouvaient aussi, des femmes possédant suffisamment de pouvoir personnel pour y apparaître à la manière aristocratique.

     Ce qui démarqua cette société de son modèle de l’ancien régime, cependant, fut l’abaissement industriel du prix d’entrée aux débauches, ce qui attirait maintenant, grand nombre de jeunes hommes « biens » de la bourgeoisie, et créa, ainsi, une confusion des clientèles, et des sensibilités, telles que décrites par Musset dans la suite :

« Les débauchés, plus que tous les autres, sont exposés à cette fureur, et la raison en est toute simple. En comparant la vie ordinaire à une surface plane et transparente, les débauchés, dans les courants rapides, à tout moment touchent le fond. Au sortir d’un bal, par exemple, ils s’en vont dans un mauvais lieu. Après avoir serré dans la valse la main pudique d’une vierge, et peut-être l’avoir fait trembler, ils partent, ils courent, jettent leur manteau et s’attablent en se frottant les mains. La dernière phrase qu’ils viennent d’adresser à une belle et honnête femme est encore sur leurs lèvres ; ils la répètent en éclatant de rire. Que dis-je ? ne soulèvent-ils pas pour quelques pièces d’argent ce vêtement qui fait la chasteté, la robe, ce voile plein de mystère, qui semble respecter lui-même l’être qu’il embellit, et l’entoure sans le toucher ? »

      Et c’est ainsi, que Musset conçoit (d’une compréhension teinte d’un maturité et d’une perspective historique qui nous semble incomparable à son âge) la transformation d’un monde sociétal : où la sensualité et l’amour illicite, présents partout et toujours dans une forme sincère, romantique, et fondamentalement innocente (et où le premier amour reste et demeure unique à la souvenir d’une vie), se fussent transformés dans des transactions impersonnelles, continuellement recommencées (et amoindries à chaque répétition), non pour un seul individu malheureux, mais tragiquement, pour une grande partie de sa génération.

     Et voilà alors, que notre auteur dépeigne une jeunesse ou chaque homme « bien » trouvait trop facilement l’aliénation affective en s’imaginant un « roué » à l’ancienne mode ; et où chaque jeune femme, de la classe populaire, en faisait de même en s’imaginant une Comtesse de Du Barry (1743 – 1793), ou encore une Mme de Maintenon (1635 – 1719) (ces aventurières habiles, devenues pour l’une la maîtresse, et pour l’autre l’épouse secrète des rois de France) ; mais où, malheureusement — filles et garçons — ne servaient, en fait, que les uns de clients, et les autres de matières premières, consommés tous les deux à l’avantage de la monétisation industrielle du plaisir.

« Les mœurs des étudiants et des artistes, ces mœurs si libres, si belles, si pleines de jeunesse, se ressentirent du changement universel. Les hommes, en se séparant des femmes, avaient chuchoté un mot qui blesse à mort : le mépris ; ils s’étaient jetés dans le vin et dans les courtisanes. Les étudiants et les artistes s’y jetèrent aussi ; l’amour était traité comme la gloire et la religion ; c’était une illusion ancienne. On allait donc aux mauvais lieux ; la grisette, cette classe si rêveuse, si romanesque, et d’un amour si tendre et si doux, se vit abandonnée aux comptoirs des boutiques. Elle était pauvre, et on ne l’aimait plus ; elle voulut avoir des robes et des chapeaux : elle se vendit. Ô misère ! le jeune homme qui aurait dû l’aimer, qu’elle aurait aimé elle-même, celui qui la conduisait autrefois aux bois de Verrières et de Romainville, aux danses sur le gazon, aux soupers sous l’ombrage ; celui qui venait causer le soir sous la lampe, au fond de la boutique, durant les longues veillées d’hiver ; celui qui partageait avec elle son morceau de pain trempé de la sueur de son front, et son amour sublime et pauvre ; celui-là, ce même homme, après l’avoir délaissée, la retrouvait quelque soir d’orgie au fond du lupanar, pâle et plombée, à jamais perdue, avec la faim sur les lèvres et la prostitution dans le cœur. »

« Rue des Moulins » T.Lautrec (1894)

Un rappel sans embellissement des assises économiques du phénomène Montmartre

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Mais encore là, au milieu de son désarroi, il lui restait toujours une perspective historique ; un espoir ; une confiance pour le futur ; une possibilité de rédemption collective dans la recognition du sacrifice de sa génération. Et c’est ainsi que nous remarquons, toujours, un usage respectueux et sans ironie du mot « patrie » ; et un « d » majuscule, révérencieux, sur le mot « Dieu » :

« Ô peuples des siècles futurs ! lorsque, par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie ; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre mère féconde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aimé ; lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bluets et des marguerites au milieu des blés jaunissants ; ô hommes libres ! quand alors vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus ; dites-vous que nous avons acheté bien cher le repos dont vous jouirez ; plaignez-nous plus que tous vos pères ! car nous avons beaucoup des maux qui les rendaient dignes de plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait. »

     Malheureusement, pourtant, il n’en serait rien. Oui, Musset avait raison ; il avait bel et bien identifié une nouvelle calamité sociale d’aliénation personnelle et collective jusqu’alors sans équivalent. Et ce fut une calamité, aussi, à laquelle le mouvement de Tempérance s’adresserait bientôt, avec un certain succès, en essayant d’enlever le carburant excessif qui transformait (dans le creuset de l’économie industrielle) la joie innocente et personnelle des plaisirs interdits, dans la tristesse amère d’un vice deshumanisant.

     Mais pour la recognition des sacrifices subis, si cruellement et si fortuitement, par les débauchés accidentels de cette génération, il n’y en aurait que très peu ; car les générations suivantes n’avaient ni le loisir, ni la sécurité émotive nécessaire pour plaindre qui que ce soit.  Elles étaient trop occupées dans l’occurrence (en plus des autres désastres spécifiques à venir), avec la généralisation de cette expérience aliénante — aristocratique et bourgeoise — à travers toute la classe populaire, et éventuellement à tous.

     Plutôt que de plaindre Musset, alors, les générations subséquentes s’emparaient de son exemple — de son analyse et de son vocabulaire — pour s’en plaindre d’elles-mêmes.

« La gueule de bois » (1888) est un portrait (Toulouse-Lautrec) de Suzanne Valadon (pseudonyme de Marie-Clémentine Valadon, 1865 – 1938). Fille naturelle d’une blanchisseuse, acrobate, habituée des bars de Montmartre, modèle de plusieurs peintres, et peintre à son tour, Suzanne Valadon devint la première femme admise à la Société nationale des beaux-arts (1894).

Suzanne et ses contemporains fournissaient le modèle toujours émulé par plusieurs générations subséquentes de jeunesse artistique, éprises de cet idéal hédoniste et désabusé. Pour elle cependant, la vie se présenta ainsi en condition donnée, tandis que pour les enfants bourgeois des générations suivantes (et surtout pour celles de l’après-guerre) il s’agissait d’une affectation, et d’un choix volontaire.

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