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- Les irréductibles - Euthanasie : De la discussion jaillit la lumière

— Les irréductibles

(Tome Premier : Partie C : l’euthanasie et la médecine : Section III. Société en rupture : Chapitre : La Prohibition (II) : une histoire complexe revisitée dans sa dimension humaine : — Les irréductibles)

The Bottle (1847) par George Cruikshank (1792 – 1878), Gravure IV : « D’horribles disputes et de violences brutales sont les conséquences naturelles du recours fréquent à la bouteille »

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       Au début du siècle, les maux de l’alcool étaient personnifiés dans des caractères — des caricatures plutôt — d’une grossièreté qui ait pu rivaliser avec celle de Guignol et Polichinelle : d’une côté la figure détestable de l’homme sale, bête, brutal, et ivre, qui dépensait toute sa paie sur la boisson (au cas peu probable qu’il travaillait) et qui ne reviendrait dans la demeure familiale que pour battre sa femme et augmenter le nombre de sa progéniture pitoyable (mal vêtus ceux-ci, squelettiques, périssant de froid et de faim) ; de l’autre, un caractère de femme, mi victime, mi bourreau, mais uniformément saoule (probablement prostituée ; certainement vicieuse), qui produirait avec une parfaite régularité annuelle, des enfants malheureux : qu’elle battrait à son tour ; qu’elle vendrait aux concupiscents ; et surtout, qu’elle abandonnerait, dans le faim et dans le froid (elle aussi), pour poursuivre sa débauche.

     (Il faudrait avouer, aussi, que dans le monde décrit, largement sans sécurité de vieillesse, sans sécurité des travailleurs, et spécifiquement sans aide aux femmes et enfants, autre que les maigres pensions des veuves et des orphelins — dont les divorcées, les femmes abandonnées, et autres mères célibataires, étaient explicitement exclues — sans contraception ni avortement — il serait facile de comprendre que de vraies personnes correspondant à ces types ne serait pas difficile à produire en exemple.)

     Pourtant, cette description ne fait que reproduire un discours millénaire à l’égard de la morale (et de la brutalité de la vie) des classes inferieures (« là où le sang dégradé lutte avec la misère »). Et si toutes les lois et tous les dictats moraux du passé n’avaient aucunement pu changer ces réalités — malgré une répression sans retenue appliquée même à l’égard des plus faibles (voir Hugo, Dickens, Goldsmith, Fielding, Cervantes, et al.) – nous nous devions de nous demander comment les prohibitionnistes aient pu imaginer y pourvoir changer quoi que ce soit.

     Car, il existait, aussi et depuis belle lurette, une lucidité profonde teinte de pessimisme ancestral — d’expérience tant répétée — qui trouva son expression populaire dans la formule évangélique familière : « Les pauvres seront toujours parmi nous ».

    J’en auraient connu plusieurs, vivant à cette période, des deux côtés de ce différend. J’en aurais connu, d’abord, ceux dont la culture traditionnelle excluait, à toute fin pratique, les boissons fortes ; et qui, sous l’effet de l’enthousiasme prohibitionniste, aient renoncé à la boisson tout à fait. Et j’avoue que l’ordre, l’activité et la prospérité de ces gens, à l’époque et encore de nos jours, demeure quelque peu intimidant, même pour quelqu’un qui fut né parmi eux.

     Mais à l’opposé, j’en aurais également partagé la connaissance, intime, de ceux pour lesquels la consommation de l’alcool fut une valeur fondamentale, traditionnelle — presque religieuse — et absolument non-négociable. Les morts, les familles en drame, les vies brisées autour d’eux : rien ne pouvait les changer d’idée à ce sujet.

     Et en fin de compte, la production de l’alcool distillé n’est pas très difficile — dangereuse peut-être, mais pas difficile — et il y aurait toujours de la contrebande pour fournir un produit de meilleure qualité.

     Alors la résistance s’engageait dans une passivité sourde dont le noyau se révèlerait inflexible par la suite. Et si la plus visible partie de cette minorité délinquante se trouvaient dans une classe regardée déjà avec mépris, réputée pour se composer d’impotents et de victimes, incapables (d’après les préjugés courants) de vivre avec décence ou de nourrir leurs enfants, cette tranche mal-aimée de la population se serait quand même montrée, dans cette seule particularité, pleinement capable de faire vivre une société parallèle, dans l’illégalité complète, et ce, dans la face d’une répression organisée de manière scientifique, au nom de la grand majorité de leur concitoyens.

     Comme conséquence, d’ailleurs, l’opinion publique à l’égard de ce groupe devenait de moins en moins généreuse, et de plus en plus accusatrice. On se demandait par exemple, comment ces « victimes », incapables et désorganisées, ne parvenaient jamais à améliorer leur sort, eux et leurs enfants, vu l’effort et l’intelligence, pleinement suffisants, qu’elles aient su employer pour survivre dans l’état illicite.

— La conteste se généralise

     Mais la lutte contre l’alcool ne pouvait pas, pour autant, se transformer en lutte de classe, car — fait très important — les dix pourcents délinquants ne se trouvaient pas entièrement isolés au bas de l’échelle sociale ; ses membres se trouvaient, aussi, à tous les niveaux de la société : industrialistes, politiciens, bourgeois et policiers. Car la consommation immodérée de la boisson (comme nous aurions appris, également, face aux drogues illicites), ne tient pas seulement d’une classe sociale ni d’une ethnie particulière : ce serait une pathologie de constitution et de comportement, qui se propagent à travers tout le corps social.

     L’alcoolisme s’est révélé, alors, comme une sorte de confrérie souterraine avec ses tentacules partout : dans toutes les professions, dans toutes les communautés, et dans la plupart des familles.

— Le dénouement

    La lutte était longue ; elle était sincère ; et elle était parfois farouche ; mais elle était aussi inlassable, et sans issue apparente.

     Bien sûr, une partie irréductible des gens buvaient tout autant : avant, pendant, et après la Prohibition. De ce côté, rien de nouveau. Mais l’activité criminelle, elle, grâce aux dimensions énormes des intérêts économiques impliqués dans la satisfaction illicite de ce marché omniprésent, atteignit un niveau jamais vu, ou imaginé. À la fin, avec son institutionnalisation et sa pénétration corrompue dans tout le corps juridique et politique du pays, cette criminalité posait une véritable menace au régime américain de lois démocratiques — rien de moins.

     Furent attaquées, aussi, les familles « biens » (qu’elles fussent nanties ou modestes) dans leur félicité domestique, dans la certitude de leur intimité inviolable, et dans la distance respectable qui les auraient séparé, normalement, des fréquentations plus dangereuses. Car grâce à la disparition des points de vente « convenables » de l’alcool, les liens préexistants entre la boisson, le jeu, la prostitution et tout le reste du milieu dit « vicieux », transperçaient totalement les barrières conventionnelles qui protégeaient, auparavant, la bonne société. Du jour au lendemain, les alcooliques respectables devenaient les amis de fortune des criminels endurcis, tandis que les jeunes bourgeois, filles et garçons désireux d’aventure, fréquentaient par nécessité les mêmes lieux que ces enfants publiquement abusées que l’on appelait, jadis, « putains », ainsi que leur contrepartie masculine du gangstérisme ambient.

     Éventuellement, les antagonismes sociaux, au moins dans les sentiments, s’approchaient presque d’un état de guerre civile. Et ce serait là, devant ce constat d’une déchirure aussi profonde dans la chaire sociale, que la majorité morale aurait perdu sa belle assurance… et alors, son ascendance.

     Pourtant, la société avait bien choisi la tempérance comme condition nécessaire d’une future fortement désirable. (L’initiative semblait si admirablement choisie pour améliorer la vie en société — éminemment scientifique et progressiste.) Mais sa réussite aurait dépendu, finalement, de la volonté de répression avec laquelle elle serait poursuivie, non seulement sur le coup, mais à la longue (en permanence, pour vrai dire) — à la manière des autres interdictions permanentes comme celles maintenues à l’endroit du vol, ou de l’homicide. Et ce fut, de toute apparence, précisément dans la réticence publique de rencontrer cette obligation de répression, avec décision et fermeté, que la Prohibition s’est perdue.

      Or, ce fut, aussi, un fait inusité et presque unique (avec des conséquences énormes pour le futur) : que la partie forte se soit effacée devant la plus faible ; et que la grande société ait abdiqué, ainsi, dans sa fonction évolutionnaire d’auto-détermination culturelle, devant une épreuve de force (possiblement existentielle) dans laquelle, malgré tout, elle se trouvait largement en position de supériorité.

    Dans l’amertume pour certaines, alors, et dans la joie pour d’autres (mais surtout dans une lassitude, excédée, qui s’est finalement exprimée de la part des chancelants majoritaires) : après 13 ans, la prohibition fut abandonnée, le 5 décembre, 1933. Désormais, les initiatives législatives chercheraient à taxer, à règlementer, à encadrer, et oui, même à restreindre le commerce de l’alcool — mais jamais plus à le proscrire intégralement.

     Ce fut un moment charnière dans l’histoire de notre civilisation.

Ainsi coulât la Prohibition

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Société en rupture – Chapitre : Prohibition III : Une démission fonctionnelle de l’autorité répressive — Comment expliquer cette abdication du plus fort devant le plus faible ?)

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